UNIVERSITY
OF
DISTANCE

UN PEU PAR GOÛT, UN PEU PAR NÉCESSITÉ

Ce texte est paru dans L’Almanach des voyageurs no. 1
Éditions Magellan & Cie, 2012

 

La blancheur du lavabo ! La blancheur de l’émail des toilettes ! Du carrelage ! Des murs ! Je passe une semaine de somnolence à Mascate, entre deux séjours aventureux dans les collines de l’extrême Est indien. Mes yeux sont éblouis par la propreté. Ces dernières semaines, toutes les surfaces que j’ai touchées étaient noircies de crasse ; les eaux de nos douches étaient pompées dans des réserves à ciel ouvert, sans filtrage : des vers de terre surgissaient par le robinet de la salle de bain.

Je me sens à Mascate comme dans le jardin d’une maison de convalescence. Ricochent encore dans mon esprit les bruits chaque jour encaissés, finalement acceptés comme le cadre incontournable, l’architecture, de mon bonheur. Pour donner une idée de la salle des machines dans laquelle j’ai l’impression d’avoir eu la tête coincée pendant soixante jours, j’aurais dû noter l’invention quotidienne du vacarme : travaux lourds, dans l’escalier de l’hôtel, à partir de onze heures du soir, céramiques découpées à la scie électrique. Coups de masse portés dans le mur d’un autre hôtel, cette fois à partir de minuit. Télés à tue-tête au son desquelles les voisins s’endorment, portes ouvertes sur le couloir, familles qui communiquent en hurlant de chambre à chambre. Couloirs résonnant de conversations téléphoniques et de comédies bollywoodiennes superposées. Portes jamais fermées avec la clenche, toujours claquées. Dès qu’une famille ou un groupe investit ses chambres, certains s’endorment à l’intérieur après avoir verrouillé ; ceux qui sont coincés dehors frappent de tous leurs poings pour qu’on leur ouvre. À tout moment de la nuit, à chacune de nos étapes. Contre ma porte, aussi : n’ayant pas retenu le numéro de leur chambre, les nouveaux arrivants se trompent. BAM, BAM, BAM. Et ça continue jusqu’à ce que nous hurlions. Même tard dans la soirée, les réceptionnistes me téléphonent pour s’assurer que « tout va bien » ; ils s’ennuient en bas, un petit coup de fil à l’étranger est une distraction à laquelle ils ne résistent pas. Si je débranchais, ils se déplaceraient, prétextant que ma ligne est « disturbed ». Dans un appartement où je reviens parce qu’il est à peu près calme, une surprise : un nouveau groupe électrogène, juste sous ma fenêtre. Il s’allume et s’éteint, les nuits, au fil des coupures de courant. À la campagne, dans la paix d’un village, la musique d’une fête de mariage est lancée sans prévenir à minuit passé, jusqu’au matin, puis jusqu’au surlendemain ; si nous ne supportions pas, nous n’aurions plus qu’à faire nos valises. J’oublie aussi les haut-parleurs montés sur des pousse-pousse parcourant les villages, ceux des campagnes politiques et ceux des écoles coraniques.

Mes amis laissent s’additionner les sources sonores. C’est un phénomène progressif : dans une case ou dans une chambre, je ressens un inconfort violent mais je n’en comprends pas encore la cause, car la situation de départ ne semble pas avoir évolué, au moins visuellement. Je me fais piéger par cette apparente absence de changement, je m’en rends compte quand l’un d’entre nous téléphone en élevant la voix pour essayer de couvrir le volume général : nous n’entendons plus seulement de la musique diffusée par le haut-parleur d’un portable, mais celles de la télé, d’un deuxième portable, et aussi d’un haut parleur puissant depuis la maison voisine ! Jusqu’à présent je pensais que mes amis faisaient le tri, qu’ils avaient la capacité de rester concentrés sur ce qu’ils écoutent ou regardent, sans se sentir dérangés par les sources parasites. Je me trompais.

Krishna choisit une chaîne à la télé, un vieux film musical —aucun film n’est démodé ici, je ne connais pas d’autre pays où les jeunes regardent sans distinction les anciens et les nouveaux films, recherchent même les vieux films granulés en version 3GP pour l’écran de leur portable. Krishna, sans baisser la télé, s’est mis à écouter avec le haut-parleur de son mobile des chansons hindi récentes que j’ai copiées sur sa carte mémoire. J’attends un peu, mais comme il n’atténue aucune des deux stridences indiennes qui se percutent dans la chambre, je lui dis que je n’en peux plus, je lui demande de choisir. Il éteint la télé. Ce n’était rien pour lui, mais j’ai perçu une ombre sur son visage, une furtive incompréhension. Il suivait, il écoutait les deux. Je pensais que la multiplication des sources ne les dérangeait pas, parce que chacun avait appris à se concentrer sur ce qu’il écoutait dans un environnement sonore saturé. Ce n’est qu’en devinant la déception sensorielle de Krishna que j’ai compris : je le privais de la moitié de son plaisir.

 

Mascate est un rêve de stabilité niché dans les replis d’une montagne sèche, le long d’une plage. Une fine bande de ville solide, blanche ; je pense à des blocs de marbre, à des fondations profondes dans une terre dure, alors que le reste du monde et même les Émirats, dans leur verticalité, me semblent si frêles, si instables, proches de la liquéfaction. Dans les jardins, sur les goudrons de Mascate, nous nous tenons entre la force des montagnes et le souffle déchirant des avions qui prennent l’axe de la ville pour atterrir à son extrémité nord-ouest. Ce passage régulier, sans interruption la nuit, à basse altitude, des avions neufs de ma compagnie chérie, pour moi tient la ville autant que les montagnes, crée le champ magnétique qui la protège, l’isole des problèmes du monde comme une base lunaire ou martienne.

Mais comme à la fin d’une calme respiration entre deux apnées, je replonge dans l’Est indien. Je voyage avec des apatrides arakanais dont je connais les frères exilés dans le Golfe. Nous longeons, par les zones tribales, le Myanmar qui n’est plus leur pays parce qu’ils sont musulmans. Si la démocratie se faisait au Myanmar, les musulmans arakanais rentreraient chez eux, réclameraient une partie des revenus des poches de gaz enfouies sous l’Arakan et au large de ses côtes ; et le combat pour l’indépendance de l’Ouest myanmarais reprendrait peut-être. Cette question embarrasse les démocrates autant que les militaires.

J’ai emporté Amours nomades et Au pays des sables d’Isabelle Eberhardt, les deux livres trouvés à Nancy la veille de mon départ, à L’Autre Rive. Je lis la première phrase d’Amours Nomades, puis je n’ai plus le temps, pendant cinq semaines sur la route, d’en lire une seule page : « Un peu par nécessité, un peu par goût, j’étudiais alors les mœurs des populations maritimes des ports du Midi et de l’Algérie. » J’adore, un peu par nécessité, un peu par goût, cela me suffit pour toute cette partie du voyage. Font un trajet avec nous deux amies arakanaises en burqas noires. Même si Isabelle Eberhardt, en Algérie en 1900, se travestissait, à l’opposé, en homme pour circuler librement, j’ai un peu l’impression, la tête encombrée de ce texte à écrire en direction d’une voyageuse du passé, de l’avoir avec moi, sous l’une des deux burqas ! Avec les Arakanaises, j’intrigue encore plus que d’habitude, quand nous discutons je m’adresse à l’invisible. Tous ces jeunes gens autour de nous sont bien curieux : ils ne sauront pas laquelle est Isabelle. Amours nomades, page 18 : « Pour arriver à la zaouïa, si j’avais passé la nuit à mon domicile officiel au quai de la Pêcherie, je devais d’abord aller rue de la Marine, chez une certaine blanchisseuse italienne, Rosina Menotti, qui habitait une seule cave où j’échangeais mes vêtements de femme contre l’accoutrement correspondant à mes plans pour le reste de la journée. » (…) « Si au contraire j’avais passé ma nuit soit à rôder imprudemment dans des quartiers dangereux, soit dans l’un de mes autres logis de la ville haute ou de Bab Azoun, il me fallait prendre par des raccourcis fantastiques. »

Page 19 : « Je connaissais un nombre infini d’individus tarés et louches, de filles de repris de justice qui étaient pour moi autant de sujets d’observation et d’analyse psychologique. J’avais aussi plusieurs amis sûrs qui m’avaient initiée aux mystères de l’Alger voluptueuse et criminelle. »

 

Je rêve une nuit que je compose le SMS suivant : « Madou est morte dans mes bras, d’émotion certainement, assise au sol, dans l’entrée de mon appartement, pendant le tremblement de terre. » Madou est ma grand-mère, la mère de ma mère. Elle est en France, à Fontainebleau, pendant que je circule en Arakan et dans le Grand Est indien, l’esprit tendu par ce texte à écrire entre deux expériences, la mienne et celle d’Eberhardt. Je traverse dans cette région du monde des journées d’hyper agitation, j’adopte les soucis des gens qui me protègent ; à dix nous travaillons à les neutraliser. Faire monter le bonheur autour de soi rend heureux. Je suis une petite banque, un comptoir, dont nous utilisons l’argent au mieux pour chacun. Plus besoin de penser au voyage, de planifier : ce sont ces dépenses pour les autres qui l’orientent ; il se construit tout seul, nous sommes une famille débordée d’activité.

S’abat sur nos corps, les soirs, une fatigue paralysante, épaisse comme celle d’un décalage horaire est-ouest. Dans la forêt ou les rizières, mes rêves sont nourris par l’espace sonore qui entoure les pièces où nous dormons, fermes en treilles de bambou ou en planches disjointes. Ma dernière nuit n’a pas été réparatrice, je suis resté à la surface du sommeil, le matelas était bosselé, je me suis réveillé chaque fois que j’ai changé de position. Je me souviens parfaitement du rêve d’un appartement que j’occupais, qu’on devait me prêter — je n’habite nulle part depuis quinze ans maintenant, je n’ai plus de chez moi. Il avait une odeur d’immeuble bien entretenu mais pas neuf, peut-être des années soixante-dix.

Ma mère était là, avec ma grand-mère. Depuis que j’ai éprouvé la mollesse du sol lors d’un tremblement de terre au Japon, je n’ai plus jamais ressenti comme fiable, dure, solide, la surface sur laquelle nous nous tenons. Je voyage dans une région dont on dit qu’elle connaîtra dans un avenir proche un bouleversement sismique ; la probabilité de ce basculement de nos vies est superposée à chacune de mes pensées.

Dans le rêve, ma mère et ma grand-mère découvraient cet appartement qui ne m’appartenait pas, où elles étaient venues me voir. Nous étions dans la cuisine éclairée par la lumière du jour. L’appartement a tangué, s’est distordu, sans s’écrouler. Je n’ai pas trouvé de table sous laquelle nous abriter, j’ai cherché les murs porteurs, j’ai pris ma grand-mère dans mes bras, l’ai entraînée dans l’entrée sombre. J’ai senti toute sa tendresse, tout son bonheur d’être chahutée, dans l’action, et tenue par des bras jeunes. J’ai compris, j’ai souhaité, qu’elle soit morte avant de le comprendre, tellement dans l’action du rêve je trouvais merveilleux qu’elle parte ainsi, aussi facilement. J’ai posé sa tête au sol. J’ai deviné que ma mère aussi, à nos côtés, approuvait ce merveilleux départ.

Je devais encore vérifier que Madou était morte, poser mon oreille sur son cœur et écouter son silence, mais le reste de mon rêve a été occupé par la formulation de la phrase que j’allais transmettre à toute la famille. Je sais que cette partie du rêve vient des SMS échangés avec Franck dans le Golfe Persique, depuis ma ferme en zone tribale : de l’écriture mot par mot, du choix de ces mots, de la ponctuation particulière des SMS. Je suis étonné de m’en souvenir : mon sommeil était vraiment léger. J’hésitais sur « mes » bras, « mon » appartement, je m’appropriais un peu trop la génialité de son départ vis à vis de la famille, mais finalement j’assumais. Je choisissais « au » sol plutôt que « sur le » sol. Je me demandais enfin où était localisé l’épicentre, si certains destinataires du SMS, parents dispersés dans toute la France, s’y trouveraient — ou ne s’y trouveraient plus.

J’ai compris en me réveillant, dans cette chambre en planches disjointes entourée de rizières où je reviens entre différents épisodes de notre exploration, qu’avec la préoccupation d’écriture dans le rêve j’avais commencé à composer mon texte sur Isabelle Eberhardt. La jeune voyageuse est morte à vingt-sept ans à la fin d’une nuit de retrouvailles avec son mari Slimène lorsque l’Oued d’Aïn Sefra, où ils avaient loué une maison depuis la veille, a emporté une partie de la ville, le 21 octobre 1904. Slimène Ehnni a survécu à l’accident, mais il s’est éteint moins de trois ans plus tard, le 14 avril 1907.

 

« Isabelle Eberhardt, ma femme et Mahmoud Saadi mon compagnon, disait Slimène Ehnni quand il présentait son épouse à ses supérieurs hiérarchiques », écrit Jean-René Huleu dans sa postface au Pays des sables. Isabelle Eberhardt était membre d’une secte soufie ; son étrange identité lui a valu d’être la cible d’un assassinat manqué, au sabre, par un jaloux, un ennemi de la secte, un déséquilibré, ou les trois à la fois. J’ai choisi ce compagnon du passé un peu légèrement, sans l’avoir jamais lu, d’abord parce qu’il est une femme qui a renoncé à la plupart des conforts pour vivre sa passion pour les corps d’une autre race ; pour le cadre de ses amours — et finalement de son amour unique — dans une autre langue et avec d’autre odeurs, chambres de terre sous les plus beaux ciels du monde. Pour son « islamisme » sensuel : en 2012, on n’a jamais aussi peu compris l’Islam, on n’a jamais si peu compris que tout ce qui semble « hypocrisie » vu du monde médiatique cesse de l’être de l’autre côté, où ce qui n’est pas formulé ouvre un champ de liberté dans l’esprit des hommes. Et enfin parce que mon ami Michel, il y a quinze ans, m’avait tendrement surnommé « notre Isabelle Eberhardt » !

Je lis les nuits cristallines, le vent enveloppant, depuis mon pays de boue où des collines s’affaissent quand il a trop plu. Je retrouve au fond de mon corps la sécheresse et la tristesse blanche des abords du désert, toutes mes sensations africaines noyées sous des saisons et des saisons de pluies. De si loin me manquent ces « nuits d’amour et de sécurité absolue, dans les bras l’un de l’autre —selon l’expression si juste de Slimane— aubes enchantées, calmes et roses, après les nuits de prière de Ramadhane, crépuscules ardents ou pâles, durant lesquels, du haut de ma terrasse, je regardais le soleil disparaître derrière les crêtes élevées des énormes dunes de la route d’Oued-Allenda et de Taibet Gueblia, où j’étais allée me perdre un matin… » (Au pays des sables, page 26) « Elle le prit par la main et le guida dans l’obscurité des ruines, vers la petite lumière suspendue à un crochet de fer fiché dans un mur (…) » (Au pays des sables, page 127)

Mais je n’aime pas dans ses historiettes les personnages qu’elle crée pour parler d’elle : on la désire toujours, à travers eux, jusqu’à l’étourdissement, jusqu’au désespoir, jusqu’à l’exil ou la prison ! On la désire même morte, un jeune homme perd ses moyens et baise le cadavre d’une défunte dans une morgue, tellement « elle » est irrésistible ! Je voudrais lire ses vraies nuits, sans manières, sans enjolivures, l’entendre pleurer ou jouir, mais elle m’agace avec ses vieux sages, ses gestes ancestraux, ses femmes répudiées, ses hommes fiers et infiniment mélancoliques : « Mais le grand marabout songeur, resté là, est venu seul dans la nuit, rêver et, qui sait, évoquer d’immortels regrets en contemplant la tombe de son premier-né, disparu dans l’abîme du mystère, à peine ses yeux furent-ils ouverts sur l’horizon resplendissant de son passé prestigieux. » (Au pays des sables, page 23)

En voyage pour des mois, je ne peux plus changer de voyageur du passé dont je me sens le plus proche, et je me vois encore moins m’adresser à lui ! J’aurais dû emporter Wilfred Thesiger dont je parcours l’Oman dix fois par an ; François Augiéras dont les peintures sur planches sont aussi précieuses que les textes ; Jean Potocki, évidemment ; Robert Delavignette, publié dans les années 1930 (Paris-Soudan-Bourgogne, chez Grasset, et Les paysans noirs, chez Stock), commandant de Cercle au Soudan Français dont les lèvres lui brûlaient, s’étant joint à une manifestation du Front Populaire à Paris, de crier par amour : « Le Soudan ! Le Soudan ! » — Ce slogan m’émeut cent fois plus que les historiettes de l’irrésistible Isabelle. J’aurais pu emporter Michel Leiris, et surtout Henry Michaux : Un barbare en Asie, écrit en 1933, est le seul livre de voyage dont les idées m’aient troublé par leur proximité avec la façon dont je pense mon écriture ; je lisais ses notes comme celles d’un autre moi des années trente.

 

J’ignore pourquoi, peut-être à cause de ce légume inconnu avalé au dîner : je passe une nuit parfaitement blanche après celle où j’ai rêvé de ma grand-mère, à me retourner sur le matelas bosselé par l’amalgame de planches qui forme notre sommier. Le lendemain il fait si chaud, sans ventilateur, sans courant électrique, que je ne parviens même pas à somnoler, et trop de gens traversent la maison, toute la journée. Le soir, une claque d’humidité fraîche vient nous engluer depuis les rizières. Nous nous sommes achetés une lotion transparente, un soin du visage qui saisit les traits et que l’on retire comme une mue de serpent. Nous errons dans la cour avec nos masques séchant, les cheveux tenus par des pinces multicolores empruntées aux fillettes du voisinage pour les empêcher de s’amalgamer au gel sur nos fronts. Je frissonne d’humidité, finalement. Les moustiques se déplacent en boules, en nuages, comme ceux des moineaux, formes mouvantes et sombres. Ils sont si nombreux et si gros qu’on s’y cogne à chaque geste. Quand nous sommes enfin à l’abri de la moustiquaire, il commence à pleuvoir sur le toit de tôle. Le vacarme est tel que l’idée de dormir devient une blague. Je me sens un mal de gorge pointer, un coin du lit est menacé par une fuite.

Au matin de cette deuxième nuit sans sommeil, une partie de nos affaires est touchée par les fuites, mais nous avons pu rester au sec. Je suis détruit : mal de gorge, mal partout. La pluie continue, on ne s’entend pas autour de la table du petit-déjeuner, dans la pénombre sous les tôles et les morceaux de bâches en plastique noir. J’aime tellement le piment et les lentilles frites en contiennent tant que je sens la brûlure de l’épice dans mon conduit auditif quand je décompresse en soufflant dans mon nez pincé, comme en plongée, pour me déboucher les oreilles. Mon corps est faible, mon ventre aussi me fait souffrir. Quand je m’accroupis pour me vider dans la petite pièce de douche en ciment, je me contorsionne pour éviter les filets d’eau qui descendent de la tôle percée. Finalement, je me laisse mouiller, chaque gros frisson dans mon dos ou ma nuque renforce ma conviction que je suis en train de tomber malade.

Nous avons rassemblé nos bagages, l’énorme ballot de couvertures que nous nous répartissons les soirs. Nous attendons pour partir le signal d’un ami déjà sur la route, quand il s’approchera de notre position. La porte de notre chambre est ouverte sur un sentier qui mène, entre deux rizières, de notre maisonnette au chemin principal du village. Des gens patientent sur la dalle qui enjambe une rigole d’irrigation, profitent de la porte ouverte pour m’observer et guetter notre départ, trahi par nos bagages posés dans le milieu de la pièce. Je n’ai pas la force de tenir assis sous leur regard, je m’écroule à la renverse sur le matelas où j’ai si mal dormi, juste en face de la porte et du chemin. Des crapauds buffles se répondent, échangent de grosses bulles de son très rondes tout autour de nous. J’appréhende, dans mon état, le long et compliqué voyage que nous allons faire aujourd’hui, dès que nous aurons enclenché son mouvement je ne pourrai plus relâcher mon attention. Un jeune homme de la ferme avec lequel je n’ai aucune intimité s’assoit, attend aussi à côté de moi ; plutôt que de rester inactif, il a l’idée géniale de serrer mes cheveux dans ses poings, il les tire pour me détendre, fort et lentement. Cette surprise justifie toutes mes peines, tous mes voyages, le ciel noir prêt à crever encore, le petit attroupement devant la maison, mon corps désintégré sous une tendresse de l’Islam. À cet instant dans ma tête j’écris pour Isabelle, À cet instant, dans ma tête, j’écris pour Isabelle, j’ai compris son choix islamique, je suis même tout prêt à crier d’émotion comme Delavignette : « Le Soudan ! Le Soudan ! »

 

Je suis toujours en voyage, un mois plus tard. Les nouvelles L’Ami et Le Major, dans Au pays des sables, m’ont réconcilié avec l’écriture d’Isabelle Eberhardt. Au moment où je regagne une zone connectée au réseau téléphonique, je reçois, le lendemain de son envoi, ce SMS de ma mère à propos de mon grand-père malade, le père de mon père : « Guytou est mort à 15h, ce jour d’équinoxe de printemps, dans son fauteuil, sans souffrir. C’est bien. Nous partons à V. »