UNIVERSITY
OF
DISTANCE

TRAVAILLER À L’ACCIDENT

Je marche pour faire des rencontres. Si elles n’ont pas lieu, je n’écris pas, je continue jusqu’à l’impact. Faire une rencontre est un travail, mon premier acte d’écrivain en voyage ; je n’avance pas de façon aléatoire, je décide, j’envoie des ondes autour de moi, je reçois et j’analyse leur écho, je tourne dans cette rue parce que c’est là que nos trajectoires vont s’abraser, chaque nouvelle rue est la bonne. Je me régale des espaces, je les enregistre, je les note mentalement, mais je ne flâne pas, je suis tendu par l’action comme dans un jeu vidéo, par l’impatience, par le mal-être d’avant la rencontre et par celui de l’écriture en construction. Sur mon esprit pèsent déjà les espaces à écrire, ceux que nous habiterons. Quand je me suis entouré des bonnes personnes, je n’ai plus à penser au voyage ; je me laisse porter, protéger, mon programme est le leur, l’argent que j’ai emporté est une petite banque dédiée aux préoccupations du groupe.

Ainsi, marcher, c’est travailler à l’accident. En avançant je réfléchis aux phrases d’un texte qui décrira un moment passif — soit celui que je suis en train de vivre, soit un moment que j’ai emporté depuis une situation précédente, depuis un autre pays, et que je n’ai pas encore consigné dans mes cahiers — quand soudain une action intervient dans le cours de ma promenade. Cette action s’encastre dans ma construction d’écriture : elle devient la raison d’exister du texte que j’échafaudais comme un décor en attente. Je peux enfin être libéré d’une masse d’idées flottantes et tournoyantes sur elles-mêmes, car l’intrusion d’un geste dans le champ, l’accident humain, ont cristallisé mon décor, ont donné raison à sa transformation en texte.

J’ai grandi en Lorraine. Nous possédions une merveilleuse colline et un bois en Haute-Provence où nous passions les grandes vacances. Ma sensibilité s’est construite dans une amplitude entre la sombre Lorraine et ce monde déjà ensablé, presque saharien, de la Provence en été. Quand nous le quittions fin août, au moment des gros orages et des éclairs qui fendaient les arbres, je devenais un être en deux points : pour se transformer en idée, chacune de mes pensées passait par là-bas où j’aurais voulu rester. Dans mon rapport synesthésique à la géographie, cette Provence qui courrait sous la Lorraine pendant l’année scolaire était un avant-poste vers l’Arabie, vers les zones tribales où j’écris aujourd’hui. Lorsque je décide d’un voyage ou d’un livre, je fais passer mes pensées par des lieux bien avant de m’y rendre ; je les place en suspension, en flottaison, au-dessus de ces lieux. Je peux aller les rejoindre physiquement, appeler ma boule d’idées tournoyante à descendre sur moi, écrire là où j’avais positionné mes intuitions, comme je peux, depuis un autre endroit du monde, rapatrier mes idées, les tirer vers moi à travers les continents qui m’en séparent, dans un mouvement semblable à la contraction d’une boule de laine entre les mains d’une fileuse.

En ce moment je vis et je pense le Sultanat d’Oman par toutes les extensions lointaines auxquelles les corps qui m’entourent me relient quand je marche dans ce pays que l’on croit arabe mais où les Omanais eux-mêmes ont pour langue maternelle le swahili ou le baloutche. J’emprunte le pont aérien de travailleurs émigrés sur la péninsule arabique, les vols de bonnes depuis la Corne de l’Afrique et ceux des ouvriers depuis l’Inde orientale. J’ai en moi des situations de part et d’autre de ce pont ; lorsque nos accidents heureux se produisent, nous nous tenons dans des décors suspendus entre nos points d’origine. Mes livres explorent ces fragiles espaces qu’on invente à plusieurs.