LE PAYS OR ET KAKI D’ANTONIN POTOSKI
Par Clément Ghys
Libération
7 novembre 2013
Les enfants ne sont pas carriéristes. Ils ne rêvent pas de devenir quelqu’un, ils veulent incarner quelque chose, une ambiance. Dans Nager sur la frontière, Antonin Potoski décrit l’attrait que, gosse, il portait à un livre pour enfants, Naissance d’une ville égyptienne au temps des Pharaons. Un dessin représentait Akhenaton dans un jardin, avec ses filles et leurs serviteurs : «J’étais le jeune esclave dans l’audace de son voile transparent, dans le plaisir que sa nudité offrait à la vue de ses maitres, j’étais les trois sœurs rieuses, j’étais ces parents dans le grand calme de leur isolement dans l’Antiquité. J’étais la scène toute entière.» Antonin Potoski, né en 1974 à Nancy, auteur de Hôtel de l’amitié et Cités en abîme, veut traverser les cultures pour mieux y accéder.
La «frontière» est celle qui sépare la Birmanie du Bangladesh, non loin d’une partie oubliée de l’Inde. Dans son récit, Potoski s’immerge dans des images rarement montrées. Celles du conflit entre musulmans et bouddhistes qui déchire la région de l’Arakan, le Myanmar qui s’ouvre doucement au tourisme et aux affaires, le chaos décati de Rangoun. Si le récit évoque Aung San Suu Kyi et son silence sur le massacre des Rohingyas, ou les flux migratoires de l’Asie du Sud-Est vers le Golfe, Potoski esquive tout aspect documentaire, qualifie les pays à sa façon, subjective et obscure : le pays de Cardamome, le pays de Myrrhe, le pays Or et Kaki.
Potoski est-il un auteur réellement contemporain ? A peine. De l’Asie, il ne rend pas compte de la splendeur cinématographique de ses mégalopoles, ou de la fascination que l’on peut vouer à la luxuriance technologique et consumériste, mais plutôt de la quiétude des montagnes du Bangladesh, des promenades en barque où le danger d’une attaque de la guérilla est aussi pénible que le «grésillement hurlant» d’un «tube indien électronique». Dans une ville de la péninsule arabique, il préfère un rivage désert et venteux aux centres commerciaux bondés. Le néolibéralisme n’est pas son sujet. Et il y a là quelque chose de beau, de triste et de daté dans sa posture d’écrivain-voyageur. Il pleure «pour la séparation des mondes, pour les dernières incompréhensions, les derniers accents, les dernières grandes différences entre nous». Sa cartographie est personnelle, sexuelle, fantasmée. C’est une mappemonde qu’il tourne avec douceur. On passe des nuits dans le Sahel avec Bakaï, un pasteur peul, qui lui révèle la sensualité et la «possibilité du non-dit» de l’homosexualité, à Krishna, un jeune coiffeur bengali et hindou, efféminé et magnifique, dont «les paupières […] ne sont pas closes quand il dort». L’ombre d’un grand-père malade est partout, jusque dans un beau «Chapitre fantôme» que l’auteur publie sur son site internet.
Potoski a beaucoup voyagé (Mali, Japon, Asie du Sud-Est). Il en tire une ivresse qui vire au délire, à des associations incongrues. Il rêve «un Sahel bouddhiste», rempli de «stupas africains», de «moines noirs»aux gestes précieux et aux tuniques érotiques, où les offrandes seraient «du vétiver sec plongé dans des brocs d’eau, et du lait». Il évoque la synesthésie, trouble neurologique, célébré par Rimbaud, qui fait associer des couleurs aux lettres de l’alphabet. Et il résume lui-même, avec une sensualité rare, son écriture : «Pour travailler, je mets un jet de parfum sur mon poignet gauche, et un jet d’un parfum différent sur mon poignet droit. En ce moment, c’est un encens d’un côté et un ambre de l’autre. J’essaie de comprendre chacune des deux odeurs, j’écris entre les deux.»
HABITER UN AUTRE CORPS
Par Antonin Potoski
Next no. 66, magazine du journal Libération
8 novembre 2014
De la corne de l’Afrique au Japon, Antonin Potoski est un écrivain en perpétuel déplacement. Pour Next, il livre un texte où il explique la synesthésie, cette faculté à associer plusieurs sens. Ainsi il combine couleur et nombre, tranche de vie et lieu. Il y décrypte également son désir récurrent de penser depuis d’autres corps : l’une de ses nombreuses quêtes.
Je suis synesthète, nous serions cinq pour cent de la population. Mon esprit associe des couleurs aux nombres, et aux lettres de l’alphabet. Ce n’est pas un phénomène visuel : les nombres, les mots, sont mentalement teintés. Toutes mes consonnes sont noires, à part le « H » qui est assez transparent. On ne m’a pas enseigné à l’école le poème de Rimbaud, « Voyelles », je ne l’ai lu qu’après mes études. Évidemment, j’ai trouvé absurdes les couleurs qu’il énonce : deux synesthètes ne peuvent s’accorder sur leurs associations, à moins qu’ils aient par chance fixé les mêmes depuis l’enfance.
Je range aussi les lettres et les nombres selon une géométrie précise. Sur un tracé, un parcours en trois dimensions, je sais où est dix-neuf, soixante, cent mille, et ainsi de suite. Je sais sur quel angle est posée la lettre « L », qu’à partir du « R » on repart sur du plat et légèrement à gauche. De la même façon, je ne peux l’empêcher, mon esprit a toujours dessiné, tracé le temps. Je sais où sont les heures sur le tracé d’une journée, les jours sur celui d’une semaine ou d’une année, les années sur les siècles.
Tous ces tracés ne sont pas encombrants. Au contraire, les évènements passés ou futurs y trouvent un emplacement net. Le tracé prévisionnel est légèrement différent du tracé vécu. Je peux les comparer au ruban qui relie l’origine à la destination sur les écrans dans les avions : la ligne, devant l’appareil, est encore lisse, tandis que le segment parcouru est plus tremblé, car il a enregistré tous les mouvements, toutes les dérives forcées par le vent. Exactement comme les évènements advenus vont rendre moins lisse ma représentation du temps, lui ajouter des angles, des saccades.
À l’entrée de l’adolescence, je voyais les dizaines d’années devant moi sur deux tracés différents : celui de mes âges, et celui des années à venir, la fin des années 90, le déroulement des 2000. Mais sur chacun de ces tracés, une période disparaissait dans la nuit, quelques années échappaient à ma représentation, entre la fin de l’adolescence et le milieu avancé de la vingtaine, comme si elles étaient effacées, comme si à cet endroit le dessin se faisait souterrain.
Je savais que j’atteignais la trentaine, puisque je la voyais clairement dessinée au-delà de la zone obscure. Mais entre-temps, que m’arrivait-il pour que ma ligne me soit invisible, pour que ces années soient soustraites à ma représentation mentale ? Je savais que ce flou, cette nuit, avait un rapport avec le récit fictionnel qui me reliait à l’avenir.
Comme un transsexuel, je refusais la réalité de mon corps, à la différence que je n’en refusais pas le sexe. J’étais un garçon, mais je n’étais pas ce garçon. Je savais qu’un jour je pourrais avoir un autre corps. Ces perceptions s’installent dans les premières années de la vie : inconsciemment, les gens qui m’entouraient ont omis d’inclure à mon identité l’idée que nous n’avons qu’un seul corps, pour une seule vie. Ils n’ont peut-être rien omis ; au contraire m’ont chargé de trop d’envies, de rêves étrangers, de gestes de danseurs, de jambes dans des rais de lumière, de vêtements scintillants, d’endormissement dans la poussière d’architectures lointaines, et ne m’ont jamais dit que ce n’étaient pas des promesses mais seulement des images ou des rêves. J’ai pris à la lettre un projet de théâtre un peu trop avide : pour moi ce serait possible, je serais aussi Indien, et Égyptien, et Inca, et Amazonien. Ces choses évidemment ne se disent pas, se communiquent sous la forme de désirs souvent inconnus des personnes qui les émettent. J’étais fasciné par les Africains à la télé, et même Kadhafi pendant une interview, qui laissaient les mouches parcourir leurs visages sans les chasser : oui, un jour, les mouches seront chez elles sur mon visage.
En ce début d’adolescence française, je refusais toutes les propositions d’étreintes. Elles provenaient de garçons dont j’avais follement envie, mais je me l’interdisais —cela ne pouvait avoir lieu ici, dans cette vie d’écolier, dans ce corps-là. Je brûlais ma frustration en me réfugiant dans la fiction : on finirait bien par m’enlever, on me conduirait sur la péninsule arabique ou dans une jungle, dans un labo, on m’endormirait, je me réveillerais dans le corps d’un autre.
Les romans de science-fiction me confortaient dans la mégalomanie : on comprendrait l’importance de mon cerveau pour l’avenir, on le ferait passer de corps en corps au fur et à mesure que chacun atteindrait sa période de nuit. Chaque jour, en fonction des garçons observés mais jamais abordés, j’ajoutais de nouvelles versions à mon histoire de nouveau corps. Enfin je me faisais des amis, enfin nous jouions, nous enlacions, dormions ensemble ; cela commençait souvent à la fin d’une journée qui avait été brûlante, dans un pays sec, le canyon au fond duquel nous nagions donnait enfin de l’ombre, la roche était chaude, dans nos abdomens la joie irradiait ; nous étions protégés, isolés par une zone d’insurrection tribale un peu floue.
Je ne suis jamais parti en colonie de vacances, et si mes parents me l’avaient proposé, j’aurais dit « non », par honte de la promiscuité, par peur de tous ces petits machos. Je me suis mis à écrire, une de ces histoires. J’ai envoyé mon premier manuscrit à Stefan Wul, l’écrivain de science-fiction. Il m’a reçu chez lui l’été de mes treize ans. Je pensais qu’il m’emmènerait, que ce serait le début de mon changement, les prémices de cet événement que je ne pouvais déchiffrer sur mon tracé de vie. J’ai été cruellement déçu, sa femme m’a préparé deux œufs sur le plat ; nous avons parlé longuement, et il m’a indiqué les fautes dans mon texte.
Je n’étais pas mauvais à l’école, mais je faisais semblant d’être là. J’aimais jouer avec mes cousins, mais avec eux aussi j’ai refusé toute sensualité, même quand le plus grand m’a fait monter dans son lit. J’emportais mon désir de l’autre côté, dans cette fin d’après-midi au milieu des rochers, où je vivrais tout une fois que j’aurais changé de corps.
J’étais chez mon copain Olivier quand ses parents ont reçu de leurs amis chics, un couple avec un garçon dont on moquait le côté aristocrate. Olivier m’a présenté comme Arabe ; le garçon m’a demandé si c’était vrai, j’ai simplement dit « oui ». Sans cesse je rêvais d’habiter un corps saharien. Je n’imaginais pas qu’il l’avait cru, mais quand au milieu de l’après-midi j’ai compris qu’il me pensait encore étranger, j’ai tremblé d’exister.
Aussi loin que je remonte, je traverse les journées, je ressens, je pense, depuis d’autres corps. « Transsexualité » ou « synesthésie », aucun de ces deux mots ne suffit ; il faudrait les combiner. Transsexualité parce que quand je pense à mon sexe, je pense à celui d’un autre —celui que j’aurai un jour. Je ne change pas de genre, je change d’enveloppe. Synesthésie, parce que depuis toujours j’associe, pendant que je les traverse, les périodes de ma vie à des espaces éloignés. À chaque étape de mon enfance a correspondu un rêve d’habitation, d’espace, d’autre corps dans l’avenir. J’ai ainsi pris l’habitude de faire transiter mon esprit par d’autres lieux, par des points géographiques éloignés.
Une amie m’a raconté que son fils, probablement synesthète, logeait des mots, ou des pensées, dans les différentes parties de son corps. Je loge l’ensemble de l’activité consciente de mon esprit, pour une période donnée, au-dessus d’un point géographique que je lui associe. J’écris mes livres de cette façon, en faisant transiter mes idées par des lieux qui ne sont pas nécessairement ceux où je me trouve ni où j’irai, et qui ne sont pas nécessairement non plus liés à mon récit. Ils sont les lieux où je me rends, en pensée, quand je veux extraire une idée ou un souvenir de leurs périodes associées.
J’ai mis plus de trente ans à atteindre la formulation d’une question que chaque humain devrait explorer en priorité : où suis-je à l’instant où mon orgasme est déclenché ? Juste avant, juste après, on peut toujours se mentir, mais à ce moment exact on peut croiser son désir comme s’il avait un regard. Ce que j’ai compris est vertigineux. J’imagine que la plupart des gens, quand ils fantasment seuls, projettent leur corps dans un acte sexuel avec un partenaire, qu’ils rêvent de baiser l’objet de leur désir ou de se faire baiser par lui, de fusionner avec lui. Je rêve aussi de fusion, de légère perte de conscience dans une mêlée sexuelle. Mais je ne suis pas présent à la scène ; mon corps n’a jamais été présent, ni en voyeur ni en acteur, à aucunedes étreintes sexuelles que je me suis inventées. Je suis toujours dans le corps d’un garçon. Je jouis de ressentir ce déclenchement depuis l’intérieur d’un autre.
Je suis sage. Je ne crois en aucune réincarnation. Le voyage, la vie active, m’ont diverti des fictions mégalomanes du tunnel scolaire. Curieusement, j’ai dépassé sans accident la période obscure, sur mon tracé synesthésique du temps, où mon corps disparaissait. Mais comme mon rapport à la réalité s’est construit dans un corps qui ne devait être que provisoire, comme tout ce que j’avais anticipé des années que je traverse aujourd’hui était vécu depuis un nouveau corps, je continue, en arrière-plan, derrière ma façade intelligente, à ne croire qu’assez peu à ma forme actuelle. Je raisonne et je comprends ce que signifient « le réel », « une seule vie », « un seul corps ». Mais le fond de mon esprit, parce qu’il a été gravé, constitué ainsi, continuera toujours d’être aimanté par mon identité fictionnelle. Et quand je regarde, depuis aujourd’hui, le tracé des années passées, cette période de nuit n’a pas été remplacée par un parcours clair, elle est toujours brouillée, ininterprétable, aveugle, alors que je l’ai forcément enjambée pour arriver ici.
Voyager, écrire, décrypter une infinité de solutions sexuelles qui se combinent avec une infinité de cultures, et trouver le moyen d’y répondre : j’ai compris que ma traversée de l’existence était une longue attente de l’impossible, émaillée de moment heureux, où la proximité d’un ami, ma compréhension de son fonctionnement, me font oublier ma douleur de ne pas habiter son corps. Lors de certaines fusions, les plaisirs sont si proches, si exactement simultanés, que j’en ressors léger comme si j’avais passé la barrière des peaux. Au moins suis-je épargné par les grosses déceptions amoureuses, parce que tout amour est déjà une déception de ne pas être l’autre, une douloureuse impatience à le devenir.
Mes moments heureux sont aussi liés à la perception de décalages, dans la lumière et dans l’espace. Changer de corps est une délocalisation totale des sens : mon étrange handicap me donne la faculté de vivre puissamment les magies spatiales, la surprise des scintillements, le grand jeu des cabanes et des tunnels que les hommes inventent partout sur terre, pour s’y inviter.
Un corps provisoire, perdu, mais hypersensible aux espaces éphémères que la lumière ne fait exister qu’à nos regards, car chaque décalage réussi dans l’espace est une préfiguration de ce que je ressentirai quand je verrai enfin les choses depuis l’autre corps. Je ne parviens pas à être préoccupé par la mort, parce que ma solution est toujours située au-delà de la disparition de ce premier corps.
J’écris, dans Nager sur la frontière : « Mon souvenir de trouble humain le plus lointain remonte à mes cinq ans, des amis de mes parents étaient venus chez nous avec leurs enfants. C’étaient des faux jumeaux, un garçon et une fille. Cette scène est toujours douloureuse dans ma mémoire. Je me souviens qu’ils étaient blonds, et que leurs cheveux étaient incandescents. Ils avaient joué sous le soleil, tout était là, ils avaient les deux, ils étaient ma solution, je ne chercherais plus, je continuerais avec eux, en eux. Ils sont restés peu de temps. À leur départ, je me suis retrouvé seul dans mon corps. Pour toute la suite. Ils avaient remporté ma solution, m’avaient juste laissé le soleil dans la chambre. »
Le texte a été écrit dans le cadre du Festival Mode d’Emploi, et lu par l’auteur sur la scène des Nouvelles Subsistances à Lyon.