Nous sommes fous d’être venus le lendemain de la fête : hier, c’était l’Aïd-al-Kebir, aujourd’hui les bassins du parc aquatique bangladais ont disparu sous la foule. Entrer dans l’eau, c’est entrer dans une humanité compacte, dans un grand corps de joie, de peau et de coton mouillé. Les femmes portent leurs saris dont les pans flottent autour d’elles, les hommes sont en shorts et en T-shirts. Au-dessus des vagues artificielles, un DJ envoie un furieux remix de chansons bengalies et bollywoodiennes. Il invite trois filles et trois garçons à se désigner, à le rejoindre sur sa plateforme en haut du grand mur peint en bleu. Le même morceau est joué pour chacune des trois filles, un autre morceau pour chacun des trois garçons, et la foule hurle en agitant les bras pour élire la meilleure danseuse, le meilleur danseur.
L’eau est sans doute pompée dans le lac qui jouxte la piscine, à peine filtrée : elle est verte, des particules de mousse se détachent avec le mouvement, en nageant on rencontre des paquets de chips et on sent avec les pieds des petits objets perdus, des bracelets ou des barrettes pour les cheveux. Akash me surprend quand il me dit : « Look, there is foreigner! » J’aime l’indifférenciation que les bangladais mettent dans le terme « étranger », je cherchais des personnes pâles quand mon œil s’arrête sur un groupe de jeunes filles africaines. À la forme de leurs fronts et au style de leurs voiles, je les identifie comme des Djiboutiennes ou des Somalies. Elles rient dans de grosses bouées sur l’un des côtés du bassin, entourées par deux ou trois accompagnateurs bangladais qui doivent être des étudiants de leur campus.
Nous observons l’une des Africaines sortir de l’eau, monter vers le DJ et se pencher à son oreille. Quelques morceaux plus tard, le DJ annonce une surprise, la musique hindi baisse d’un cran, la fille mouillée prend le micro et dit en anglais sur un ton de joie intense : « Au nom des étudiants somalis au Bangladesh, et pour vous remercier de nous accueillir dans votre pays, nous allons maintenant diffuser une chanson de notre pays. » Elle termine sa courte allocution en souhaitant à tous une bonne fête, en criant trois fois, folle d’enthousiasme : « Eid mubarak! Eid mubarak! Eid mubarak! »
Avec le rythme qui est lancé, je suis presque en Éthiopie, mes mondes se télescopent d’une façon si inattendue que j’en suis aussi fou de joie ; sur les morceaux indiens précédents, la foule unie dansait en levant les bras dans la houle verdâtre. Je commence à bouger et je vois que la foule entière s’est immobilisée, plus personne ne lève les bras ni ne se trémousse. La chanson somalie est un bide, j’en suis meurtri pour les étudiantes, seule la surface de l’eau continue de remuer tristement. En Europe, où la culture absorbe ce qui vient de loin, nous aurions honoré ces vœux de bonheur en musique. Les Bangladais n’ont même pas dansé par politesse, pour faire plaisir aux étrangères, ils ont attendu en silence que le morceau passe, et se sont remis à sauter dans l’eau dès les premières notes du suivant qui était indien… Le refrain somali était entraînant, c’était un tube moderne très comparable à une chanson remixée de Bollywood, mais je sais pourquoi les Bengalis l’ont snobé : la langue chantée n’était ni le bangla, ni le hindi, ni l’urdu. Dans le monde indien, les chansons sont toutes issues de films dont on connaît l’histoire ; lorsque les paroles ne leur sont pas intelligibles, même lorsque c’est un hit international chanté en anglais, les Bangladais ne se sentent pas concernés, à leurs oreilles c’est du son qui n’appelle pas de gestes.
Personne n’a bougé sur leur chanson, mais dès qu’elle s’est terminée, les étudiantes somalies n’ont plus eu aucune tranquillité, la foule des nageurs s’est resserrée autour de leur groupe, tous ont voulu leur parler, les regarder de près, tenter de leur serrer la main ; leurs amis du campus faisaient tampon, pendant plus d’une demi-heure ils ont été sous le feu des questions… De l’autre côté du bassin nous avions un peu plus d’espace. Mon amour va évidemment vers les deux groupes, vers les étudiantes heureuses de partager leur joie d’une fête qui est aussi la leur et passée si loin de chez elles ; vers les Bangladais si lourds, incapables d’apprécier une chanson dans une langue inconnue, et si peu racistes, juste fascinés, tremblants et débordés par ce mot : « étranger ».