Quand on retourne au Japon, le corps se souvient immédiatement des réflexes de séjours précédents ; on sent la sphère d’épanouissement de ses gestes se resserrer tout contre son corps. On ne retient pas seulement ses mouvements : on marque une interruption de politesse dans des gestes qu’on ne termine pas. Si on allait au bout des gestes, nos bras entreraient grossièrement dans la sphère collective, dans l’air, où personne ne laisse son individualité dépasser. En Europe, où les corps sont « libérés », affichent les humeurs, baillent et s’étirent, font des gimmicks de dessins animés comme si nous étions tous de grands enfants, je suis ébahi par la très faible amplitude des idées que l’on peut échanger, lors d’un repas, en société. Ce n’est pas une question de sujets de conversations ; c’est la façon dont chacun semble se protéger de ses propres envies, de ce qu’il est vraiment. Les idées échangées naviguent, comme une bille dans un flipper, entre les garde-fous de chacun.
Chaque fois que je vais au Japon je suis frappé par l’amplitude de ce que l’on peut dire ou penser, lors de dîners ; par la façon dont on descend, pour être certain qu’on les comprend (qu’on ne fait pas de faute d’incompréhension), dans les pensées de chacun. Les pensées sont comme des puits, en chacun, avec des échelles de corde ; on descend, les uns dans les autres, on n’est pas dans le « flipper » européen parce que la rigidité est cantonnée à l’extérieur, au corps, aux apparences. La société, les idées soufflées par l’époque, ont moins d’emprise sur des esprits protégés, loin à l’intérieur, dans des corps qui font barrage. Alors les soirées japonaises sont des moments parfaits : pour comprendre ce que chacun dit, même sans bien se connaître, et la plupart du temps sans rien savoir de la vie de l’autre (encore un paradoxe japonais), on descend jusqu’à atteindre les eaux souterraines, lourdes et sombres, qui par le fond nous relient tous alors que nous sommes séparés en surface. Pourquoi les conversations japonaises sont-elles toujours plus belles ? Pourquoi se sent-on toujours si beau quand on sort d’un dîner japonais ? Pourquoi souvent voit-on des larmes au coin des yeux japonais quand on remonte du lac souterrain et qu’on se lève après des heures autour d’une table basse, sur un tapis chauffant ? Parce qu’on avait décidé que le moment serait parfait. Parce que les amis n’ont pas le temps, on se voit peu, on s’écrit des mails pour se dire qu’on a envie de se voir et on prend rendez-vous des semaines à l’avance. Parce que les émotions ne sont pas diluées dans l’aisance physique, dans la fluidité de la démarche, dans l’assurance des gestes. La liberté de penser n’est pas dissolue, affichée, vendue à ses apparences, beaux visages ouverts et sourires humanitaires. Au Japon, on rigidifie son corps, et on prend l’habitude de vivre d’instants.
Comme on construit une photographie, on fabrique des instants, et on décide qu’ils seront parfaits. Et on s’efforce d’être à la hauteur de cette perfection. Je n’ai jamais vu une culture aussi proche de l’idée photographique ; où l’instant photographique, la photographie parfaite, le souvenir, résonnaient autant.
Sakura est une fête photographique. On s’envoie, avec les téléphones portables, les images des premiers pétales ; c’est la semaine des trépieds sous les arbres, des chambres photographiques, des poses longues la nuit quand un lampadaire fait briller les fleurs ; et même quand on croit que c’est fini, à la télé des journalistes font des duplex comme pendant la guerre en Irak pour commenter l’état des floraisons en plusieurs points du pays, annoncer un orage qui pourrait souffler les fleurs ; sur le petit pont qui enjambe un canal des groupes de gens ont installé des trépieds et des appareils sous leurs parapluies pour photographier les pétales blancs qui descendent le courant.
Après Sakura, on part, un week-end, déterrer des bébés bambous (c’est comme ça qu’on dit !) dans la forêt, et on rentre les faire bouillir dans une vieille maison de bois sombre. Au premier étage, il y a une ouverture, horizontale, une fenêtre basse, qui n’est là que pour un instant, chaque année, encore un instant parfait : hatsu yukimi, « contempler la première neige ». L’ouverture est un cadrage calculé pour qu’une personne assise, à genoux sur le sol, voie la première neige de l’année blanchir le paysage. Pas le paysage entier ; la pensée, l’émotion n’y serait pas : un cadrage, une image.
Introduction au Magazine VU #2
Novembre 2008