Ce texte est paru dans L’Almanach des voyageurs no. 2
Éditions Magellan & Cie, 2013
Comment écrire quand on a froid ? Je suis dans une chambre d’Adoua depuis le milieu de la matinée. Le temps n’est pas meilleur qu’à Addis Abéba ; les nuages qui roulent sur les hauts-plateaux, la circulation des pluies font frissonner toute l’Éthiopie montagneuse.
En voyage depuis quatre mois, je n’ai pas trouvé où m’arrêter pour reprendre mes notes, coucher enfin les événements, les situations qui s’accumulent et commencent à peser lourd sur mon esprit. Depuis l’enfance, je possède la faculté synesthésique de « spatialiser mes pensées », de les répartir en les associant à des points géographiques. Sans forcément avoir le projet de m’y rendre, je suspends mentalement l’étrange échafaudage d’idées et de moments vécus que je veux écrire au-dessus d’un endroit précis. C’est un empilement grisâtre, une construction légèrement opaque sur le fond du ciel, qui tournoie calmement sur elle-même en m’attendant. De l’Arakan, du Myanmar ces dernières semaines, depuis les boues les plus basses de la terre, je mémorise ce que je dois ajouter à un livre en le plaçant mentalement sur Adoua.
Je n’étais pas obligé d’y aller, j’aurais pu écrire ailleurs sur la planète en entortillant, comme on le fait d’une boule de laine, mes idées sauvegardées au-dessus d’Adoua à travers l’espace qui m’en aurait séparé. Je n’ai pas su où m’installer pour tirer cette fibre à distance ; pour la première fois de mon histoire avec l’écriture, j’ai décidé de me tenir directement sous le cône flottant de mes intuitions brouillées, avec l’espoir qu’elles se laisseront enfin ordonner. Je suis seul, Henoch descend demain de son campus perdu au milieu d’un cirque de roche nue.
Je doute encore que la grâce surviendra, après tant de semaines où je ne fais que renvoyer ici ce que j’aurais dû rédiger au jour le jour. Il ne fait pas si froid, une quinzaine de degrés, mais l’air est chargé de pluie et je suis saisi de fatigue, je me suis levé à 4h30 ce matin pour finalement attendre le vol plus de trois heures à cause du mauvais temps. Il n’y avait pas d’eau chez Sophie à Addis Abéba, la pompe électrique que j’ai mise en route n’a rien délivré. Dans la cour, sous un ciel noir, j’ai fait couler au fond d’un seau ce que la tuyauterie contenait encore, je m’en suis frictionné les cheveux avant de partir, il m’a semblé plonger ma tête dans la neige.
Trois femmes m’ont d’abord installé dans une nouvelle chambre, mais comme toutes étaient vides et fraîchement lessivées, j’ai transféré mes bagages à l’autre bout du couloir, dans celle que j’avais occupée il y a deux ans et qui me semble encore ce matin la plus lumineuse. Je ne sais plus comment faire pour ne pas tomber malade. Je lis sur l’un des deux lits jumeaux, à un pull je superpose une laine polaire, je rajoute à mes pieds une deuxième paire de chaussettes ; j’ai toujours froid, j’entre sous la couverture, il me faut longtemps avant d’être rassuré. Je lis, en sachant tout ce que je devrais écrire du Myanmar.
Je déjeune. Je me recouche. Je somnole, un bras douloureusement plié sous ma tête pour éviter d’aplatir mes cheveux — je projette encore de sortir avant la nuit s’il ne pleut pas. L’inconfort de ma position, d’un côté puis de l’autre, me force à reprendre ma lecture. Je ne suis pas dans le lit que j’avais occupé la dernière fois et où je dormirai ce soir. Je suis, tout habillé, dans l’autre qu’avait choisi Henoch. Ils sont séparés par moins d’un mètre. La pièce est très lumineuse parce que la paroi nord, parallèle aux lits, est entièrement vitrée. À travers la dentelle des rideaux, je vois le pain de sucre escarpé où nous étions grimpés la dernière fois.
Les lits étroits sont montés sur de hauts sommiers. Quand j’avais retrouvé Henoch ici, j’arrivais de Dubaï, comme aujourd’hui j’avais pris ce vol de l’aube. Le soir, il s’était couché dans le lit le plus éloigné de la fenêtre. La nuit avait été très profonde, très opaque, pour nous deux. Un choc sonore m’avait réveillé : Henoch, qui sans doute se croyait sur son matelas au sol de sa chambre d’étudiant, était tombé dans le vide entre nos deux lits. Transi de peur, sûrement à cause de l’interaction entre ce choc et le rêve qui m’occupait, j’avais allumé une lampe et m’étais penché vers lui, j’avais articulé mais, la gorge ensommeillée, ma voix était sorti blanche, sans timbre, effrayante : « Henoch ! Are you fine ? You fell from the bed ! » Il s’était recouché, il ne s’en souvenait pas le lendemain. Je n’ai cessé de repenser, pendant deux ans, à l’épouvante que j’avais ressentie à sa place, à l’image de mon visage albinos dans un faisceau électrique, à mes yeux ahuris, à ma voix de revenant.
Un peu plus tard cette même nuit, Henoch s’était levé et s’était dirigé vers la salle de bains, mais je ne l’avais pas entendu y entrer. Je n’avais compris son somnambulisme qu’en percevant un bruit d’écoulement : il s’était soulagé brièvement contre la porte, se recouchait déjà. J’avais épongé. Je n’avais pas osé le lui raconter, ni le lendemain, ni plus tard.
La lumière du Nord commence à décliner sur ma lecture. Les nuages sont noirs et bas. En regardant l’angle de la baie vitrée et de la porte de la salle de bains où Henoch avait pissé, j’observe pour la première fois notre chambre depuis son lit. L’étrangeté d’une nuit distante d’il y a deux ans se superpose avec l’improbabilité de mon retour ici ce matin. Mais avec un décalage de point de vue d’un lit à l’autre.
Tout est toujours une question d’espace, une question de décalage. L’écriture est une activité surprenante : elle descend à présent sur moi, d’où je l’avais placée en flottaison depuis des semaines. Je savais que cela se passerait ici ; je ne savais pas du tout comment cela arriverait. Par un infime changement de point de vue sur un espace retrouvé. Je sens ma boule tournoyante, ma tour spiralée s’alléger au-dessus de moi, j’en tire des serpentins, mes idées enfin sont des phrases, elles me traversent à toute allure. Je remplis un cahier, je n’y vois presque plus rien.
Quand j’arrête d’écrire, je reçois un appel de France. Quand je raccroche, il fait nuit. Aucune lampe de la chambre ni du couloir ne fonctionne : il n’y a pas de courant. Les gens de la réception ont jeté de la résine d’encens sur des braises. Je sors comme une ombre, remonte la route asphaltée qui traverse la petite ville. Le vent est frais sans être méchant ; je frissonne de plaisir. Invisible dans le ciel nocturne, ma tour de choses à écrire, ma Babel en stationnement magnétique est une présence tranquille. Ce matin encore, l’échafaudage où je stockais mes idées de textes était une masse hermétique, pesante, inaccessible. Je l’ai déverrouillée en me glissant dans le lit d’un autre ; dans mon dos, comme à un ballon d’hélium, un fil me relie à elle, je le tire peu à peu en marchant.
Je pense au champ de stèles d’Aksoum, à vingt kilomètres d’ici. La plus grande pierre, longue de 33 mètres, est au sol, elle se serait écroulée peu après son érection. D’autres sont encore debout, presque en ligne dans une prairie en pente depuis le petit défilé agrémenté d’un ruisseau à la jonction de deux collines, des plus anciennes qui ressemblent à des menhirs au plus récentes, ouvragées sur l’une ou sur les deux faces, qui indiquent chacune la présence souterraine d’une chambre funéraire, aujourd’hui ouverte et vide. Les rois successifs les firent dresser, entre le premier et le quatrième siècle, avant d’abandonner le culte aksoumite de la lune pour la religion chrétienne.
Le site est minuscule, pour qui a vu l’Égypte, mais je suis impressionné par ce que les obélisques couchés permettent d’observer. Au sommet des plus grands, une marque circulaire en creux et des trous de fixations suggèrent que des plaques de métal y étaient agrafées pour réfléchir la lumière. Il faut toujours envisager les monuments anciens selon la façon dont ils apparaissaient au marcheur, paysan, voyageur, étranger : de loin, et grandissant — envoyant des éclats au couchant. Au-dessous, les motifs sculptés sont ceux de fenêtres, comme celles de maisons à étages, douze pour la plus longue. Enfin à la base est toujours représentée une porte, avec pour l’ouvrir un anneau en trompe-l’œil dans la pierre. On ne sait si ces fausses portes, ces abstractions d’immeuble doivent être interprétées par rapport au vivant d’un roi, à ses réalisations et à ses palais, ou par rapport à sa tombe enfouie près de la stèle, au seuil d’un autre voyage, évoqués à la surface parce qu’invisibles sous terre, réservés à leur invité.
Le soir sur l’unique avenue d’Adoua ne circulent plus que des taxis autorickshaws. Au milieu de l’asphalte, entre eux et moi, comme s’ils le dessinaient pour passer en dessous, leurs phares font monter un porche immense en ombre dans la poussière en suspension. Je ne sais quel objet est ainsi décalqué : c’est un peu facile, mais mon bonheur me fait penser que c’est elle, la fausse porte d’Aksoum, que le surgissement de cette gigantesque arche sombre m’invite à son secret. De plus près, de côté, je reconnais un parapet de béton peint en rayures noires et blanches dont je ne vois pas ce qu’il délimite au milieu de la route ; il ne sert pas de rond-point. Juste derrière, la silhouette d’un char d’assaut tout neuf, endormi sur un semi-remorque garé pour la nuit, émerge de l’obscurité quand le balayage des taxis s’interrompt.
La fausse porte appelle l’écriture d’un faux souvenir. Un moment où j’ai disparu, où j’ai creusé un tunnel sous le bureau de mon père. Où la matière s’est gazéifiée pour me laisser passer, où le vortex dans la pierre au bas des obélisques a vraiment existé.
J’ai dix ou douze ans. Ma mère part en courses avec mon frère, me demande si je viens avec eux. J’hésite, finalement dis « oui », mon père qui reste travailler à la maison me voit me chausser avec eux. Il entend la voiture s’éloigner, mais j’ai changé d’avis, je suis resté. J’ai l’idée de me cacher sous son bureau pendant qu’il cherche des documents à l’étage. C’est une ancienne table à dessin en bois sombre, au plan inclinable ; elle ne tient pas sur quatre pieds mais sur deux montants parallèles. Je suis recroquevillé entre ces parois massives, dans le fond, au pied du radiateur contre lequel le bureau est calé sous la lumière d’une fenêtre.
Quand mon père revient s’y asseoir, je comprends que ma bonne blague ne sera pas drôle : il ne devine pas ma présence, car ses pieds ne m’atteignent pas. Le temps passe, je demeure silencieux. Je lui ferais trop peur si je bougeais. Il finit par se lever, part dans la cuisine au-delà d’un long couloir : la porte s’est refermée derrière lui. Je circule encore à moitié dans ma blague. Au lieu d’appeler « papa », j’avance de quelques mètres dans le couloir, des planches craquent sous mes pas. Je l’entends dire d’une voix blanche : « Qui… qui est là ? » Je ne réponds pas. Il donne un grand coup de pied dans la porte et je le vois apparaître, un ustensile de cuisine comme arme dans une main tremblante.
Je lui explique que je m’étais caché pour rire, il me promet qu’un jour à son tour il me rendra cette frayeur. Il l’a fait. Les araignées me glacent le sang, la cave en héberge de grosses et velues. J’en remontais, il m’attendait en haut de l’escalier : « Bouge pas ! T’as une énorme araignée sur la tête. » Mon cœur a bondi, cette même peur de couleur blanche m’a un instant effacé l’esprit.
Je ne peux m’empêcher de lister, au moment où ce récit glisse le long de mon fil depuis Babel, tout ce qu’un homme peut faire quand sa femme et ses enfants sont sortis. Je suis sous le bureau, je respire sans aucun bruit, mon père ne s’est pas levé pour aller dans la cuisine. Ma situation, ce que j’entends ou ce que je vois est impossible : le métal cède derrière mes épaules, un tunnel s’ouvre à travers le radiateur ; la fausse porte me laisse passer. Je ne connais pas d’autre issue à ce presque souvenir.