DÉCORS
Les quelques photographies que j’ai gardées sur toutes ces années —depuis 1996, vingt ans d’existence en voyage, sans chez moi— sont le vide, le calme du contre-champ, le contraire du compliqué de l’écriture, où le plus dur est toujours de circonscrire ce qui participe pour moi au sens d’un moment, jusqu’où je dois remonter dans les lointaines extensions à cette situation mentale ou vécue, lesquelles je peux abandonner sans trop perdre du sens qu’avait ce moment, des raisons qui s’étaient transformées en besoin, douloureux ou impérieux, de l’écrire.
C’est toujours la même question, à l’abord d’un texte : comment en limiter les origines ? J’ai un accident de pied, dans un pierrier de montagne en Éthiopie. Sont réunis, dans cette situation : la Provence des grandes vacances d’enfance et l’écho des frustrations qui m’ont propulsé dans la matière du voyage ; la proximité du Soudan et de l’Érythrée ; la présence d’un fantôme évoquée par les paysans, et que j’aurais provoqué ; mon autre accident au Myanmar et la superstition qui y avait été associée ; la chanson Papaoutai, jouée sur le haut-parleur d’un téléphone ; la façon dont les ciels de studio rouge et jaune du clip avaient participé à me faire prendre conscience d’une francophonie disponible en ligne droite sous l’Éthiopie où j’étais resté bloqué dix années ; comment cette chanson avait motivé plusieurs voyages au Lac Victoria, pour regarder d’en bas la forteresse éthiopienne avant de pouvoir transformer en livre mes notes des hauts-plateaux ; ce que notre équipée amicale devait au fantasme d’un détachement de miliciens sud-soudanais ; et enfin, le moment particulier dans lequel s’insérait l’accident, à l’apparition dans mon esprit d’une ligne droite entre deux chiffres, mes quarante et mes soixante ans jamais visualisés auparavant, liée à l’expérience simultanée de plusieurs topographies mentales, celle de nos marches, celle des chansons tigréennes, celle d’un désir qui m’était étranger et que j’observais chez mon compagnon. Tout cela pour les quelques pages qui décriront une journée, un pas de travers, et devront s’efforcer d’apparaître simples à la lecture.
L’écriture est un travail de cadrage, comme sur la scène d’un théâtre : ce qui entre, ce qui sort, ce qui va se combiner parmi les éléments qui sont entrés. En regard de cet affolement, la photographie du lieu d’écriture est tout un contraire : un seul lieu, un seul calme, un seul silence —celui qui entoure mon bruit intérieur.
Le texte est un acouphène qui me privera à jamais de profiter du silence, d’un moment de calme, d’une nature parfaitement apaisée. La photographie, l’inverse, le moule évidé du gribouillis créatif qu’il a contenu ; la preuve par le vide que le contenant a existé, qu’un lieu vide d’action m’a contenu au moment où je démêlais mes actions par l’écriture. Je pense à la chapelle de l’architecte Peter Zumthor à Wachendorf, un « tipi » de troncs de sapins sur lequel il a versé du béton. Il a fait un feu des rondins dont il n’est rien resté qu’une forme de béton vide et noire de suie.
Mes sages photographies seraient, de la même manière, la trace du feu de paille de l’écriture. Pour travailler j’aurais mis du papier photographique —une enveloppe numérique— autour de moi, comme une couverture pour me protéger du froid et de l’ennui : voici ce qu’a imprimé le feu de l’écriture sur le lieu de mon immobilité forcée.
J’ai mis longtemps à accepter l’appellation d’« écrivain voyageur », avant de réaliser que le voyage était non seulement l’étrange « état » ou « espace » que j’habitais, comme on peut habiter une maison ou un appartement, mais aussi mon sujet majeur. Depuis vingt ans je m’adosse à des frontières, je me laisse provoquer par des changements soudains d’éclairage et j’écris ma tentation de passer la barrière des peaux.
En voyage, les moments d’action ne provoquent pas d’images : l’action, les déplacements sont réservés au texte. Par le corps, par la façon dont nous sommes ballotés ce très peu de temps que nous passons ensemble avant de mourir, j’explore ce que signifie encore, aujourd’hui, voyager. La photographie intervient toujours dans des moments d’inaction, ou de solitude : les images qui s’accumulent au fil des voyages sont les décors de l’écriture, et même, puisque les êtres en ont été exfiltrés vers le récit, le dé-corps de mes livres.
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