BANGLA PAPER BAGS
Au Bangladesh, il existe un système de récupération des copies d’examen usagées, des livres et des cahiers d’école dont les élèves peuvent se débarrasser au poids. Les pages sont défaites et recyclées en sachets pour les courses. J’ai collectionné mes premiers sacs en achetant des fruits. À proximité de leur balance, tous les vendeurs du pays en disposent d’une pile. Les denrées y sont glissées pour la pesée, et comme ils sont fragiles et se déchirent vite, on les fourre pour le transport dans un filet extensible de mailles synthétiques, pas forcément moins écolo qu’un sac en plastique. Ainsi, en faisant ses courses, on achète du sens, et je suis toujours curieux d’explorer ce que racontent les deux faces, intérieure et extérieure, des sachets recyclés.
Pendant plusieurs années j’ai gardé les plus beaux, et je les ai photographiés. Des calculs mathématiques, un dialogue entre Rahim et Karim, une punition, des notions d’hygiène, une fable de La Fontaine, une visite touristique de la capitale ; les pages en anglais constituent une description du pays par ce qu’en dit l’école. Les pages en bangla, quand j’entre l’objectif dans le sachet ouvert, deviennent, avec la lumière tamisée comme par un vitrail à travers le papier, des architectures de mots. Au fond, l’autel, le rectangle de papier sur lequel on a replié et collé la page ou la copie d’examen.
Dans chaque marché sont cachés des ateliers où ces sacs sont assemblés. Il faut parfois se perdre, monter d’étroits escaliers ou descendre comme dans la cale d’un bateau, quitter la lumière du jour. J’avais vécu la découverte du premier atelier comme une révélation, sous une ampoule jaune les ouvriers hagards avaient levé les yeux vers moi, j’avais observé leurs gestes parfaits, la découpe des fonds, l’encollage, je les avais félicités sans qu’ils aient pu comprendre mon enthousiasme : c’étaient eux qui distribuaient du sens au milieu de nos courses, irriguaient le marché de calligraphies. Au fond de chaque sac, je vois l’ampoule jaune, et cette sensation d’être arrivé en un point de capillarité où les voyages se rejoignent, comme dans les jeux vidéo un point de sauvegarde où l’on pourra toujours revenir entre deux niveaux, entre deux vies.
J’aime l’idée, et elle correspond à la façon dont j’écris mes livres, de pouvoir confondre l’atelier et les sacs de mots qui y sont produits, de s’y tenir debout comme les petits apprentis sur les piles de papier pendant qu’un ouvrier massicote à coups de maillet autour de leurs pieds nus, et de sentir le monde se retrousser autour de soi comme on peut retrousser les sacs pour révéler les histoires qu’ils contiennent : d’un côté la montagne de Lure, le pont du Lauzon, le dortoir à Monessargues et le sable durci par le soleil qu’on grattait pour figurer des cités troglodytes, et en moins d’un instant, un peu de papier froissé contre les oreilles, le fond des villes abruties par la mousson, les réveils en panique à cause de la terre qui a tremblé, les yeux accrochés dans la foule qui sont parfois jaunes comme ceux des chats ou comme le miel de lavande.
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-01
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-02
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-03
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-04
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-05
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-06
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-07
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-08
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-09
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-10
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-11
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-12
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-13
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-14
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-15
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-16
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-17
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-18
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-19
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-20
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-21
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-22
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-23
Antonin-Potoski-Bangla-Paper-Bags-24