Lorsque j’ai terminé le manuscrit du récit qui deviendrait Nager sur la frontière, j’étais dans une zone tribale administrée par l’armée bangladaise. Mon texte s’appelait encore Or et Kaki, j’avais trouvé un minuscule cybercafé pour envoyer le fichier à mon éditeur. Ce matin-là, chez les gens qui m’accueillaient, le bloc électrique alimentant la cuisinière avait claqué. J’étais resté immobile à ma table d’écriture, à raison de sept heures quotidiennes pendant vingt jours, j’avais eu de la fièvre, j’avais pris des antibiotiques et continué en m’emballant dans deux couvertures polaires face à mon écran. Autant dire, une fois le document lancé par email vers Paris, que je revivais, le soleil d’hiver était doux, j’en étais presque ivre.
Du cyber, nous avions traversé la rue, racheté un bloc électrique dans une quincaillerie. L’objet était lourd et ses angles auraient déchiré un simple sachet : le boutiquier a ouvert un sac en papier plus épais, doté d’un fond plus solide et de deux lanières de corde noire rivetées. Le motif extérieur était séduisant, bleu, mauve et jaune, un peu de vert et du blanc, j’ai reconnu une carte marine recyclée en sac, j’ai remercié le vendeur pour cette trouvaille. Mais c’est seulement dans la rue, avec mes deux copains tribaux, que j’ai regardé plus attentivement et me suis écrié : « This is my country map ! » J’ai lu : BOULOGNE-SUR-MER, Cap d’Alprech, Pointe du Touquet. Avaient été tracées par un pilote les coordonnées de route d’un navire. Il avait griffonné : GRIS-NEZ TRAFFIC REPORT.
Ce morceau de papier était un monument : un tanker s’était débarrassé de cartes usagées dans le port de Chittagong. Elles n’avaient pas été brûlées, elles avaient été réassemblées dans un atelier de pliage et de collage de pochettes, un lot avait été acheminé jusqu’à ces collines frontalières du Tripura. Le manuscrit qui venait de traverser la planète était construit dans l’amplitude entre deux situations éloignées, au pied des Vosges et dans les collines de l’est indien. L’objet que je tenais à la main avait fait le trajet inverse ; cet écho de mon lancer dans la nuit numérique était à peine croyable.