Adama, sous un arbre, au Mali, il y a seize ans. J’ai souvenir de cette scène de l’autre côté du fleuve ; nous traversions presque chaque jour, à la nage ou en pirogue. Le jeune commerçant avait appris le Coran par cœur, il lisait donc l’arabe mais ne le comprenait pas. J’avais été auditeur libre à la fac l’année de mon bac, je lisais aussi l’arabe sans le comprendre. Alors avec Adama, nous pouvions nous écrire des petits mots, des paroles françaises que nous transcrivions de droite à gauche avec nos notions alphabétiques arabes.
Sous l’arbre, ce que j’essayais de transmettre à Adama en traçant des lettres avec un bâton dans le sable était simple : BA-MA-KO. J’écrivais « ba » en arabe et en dessous BA en français, puis « ma » en arabe, et ainsi de suite ; c’était pareil, pensé-je, du par cœur dans l’autre sens. Avec BA, DA, MA, il était facile d’atteindre « Adama », mais rien n’y faisait, l’esprit qui avait brillamment retenu le Coran ne parvenait pas à substituer une autre graphie pour les mêmes phonèmes.
Deux années plus tard, ce fut mon dernier séjour dans la boucle du Niger. C’était un mois de septembre, le fleuve était trop large, nous ne le traversions plus, les berges avaient été avalées. L’air était humide, les insectes pullulaient, le Choléra avait fait son apparition en amont de notre position, les récipients alimentaires rincés dans le fleuve me faisaient un peu peur. C’était l’année où les bergers avaient commencé à posséder des téléphones ; ils se promenaient, en boubou et sous le large chapeau conique des Peuls, Nokia à la main. Une image m’est restée : au crépuscule, les troupeaux rentrés de brousse ceinturent le village, on entrave les veaux le temps de traire les mères, les boubous sont remontés et le lait gicle dans les calebasses tenues entre les cuisses. Un de nos amis répond au téléphone, debout à l’arrière d’une vache. Il se tient déhanché, en appui sur une jambe comme les garçons le font en brousse lorsque l’équilibre leur est donné par une longue canne, mais ici sans canne, l’une de ses mains est levée contre son oreille et l’autre a trouvé à s’accrocher, par un seul doigt, au relief osseux qui cadre l’anus de la vache, donnant l’impression, par le naturel et le chic de sa position, que le téléphone et ce point d’appui sont associés depuis que l’homme existe sur terre.
J’étais surpris et amusé par Adama : ce qui lui avait paru si compliqué sous l’arbre lui paraissait évident sur le petit Nokia. BA, c’était la touche 2 deux fois et la touche 2 une fois, MA, c’était la touche 5 trois fois et la touche 2 une fois, KO la touche 4 trois fois et la touche 6 une fois ! Dans son esprit, l’alphabet latin était entré par les chiffres.
Nous ne nous sommes plus vus pendant onze ans. La guerre est descendue au Mali. Nous nous retrouvons maintenant dans la plus étrange des villes, Conakry. La nuit, chez Houcine et Marion, nous nous barricadons avec les rideaux de fers. L’océan tape contre le mur, au fond du jardin, où l’herbe est jaunie par le sel. Sur le matelas de nos retrouvailles, Adama me raconte cette autre nuit du Togo, à peu près à mi-parcours de nos années de séparation, quand le camion-citerne qui le ramenait au Mali avec un carton de téléphones s’est couché sur la route. Adama dormait, le choc l’a réveillé ; son front était blessé, il est sorti, pensant être le dernier et retrouver le chauffeur et l’autre passager à l’extérieur. Il a marché quelques mètres vers des villageois qui accourraient, dans son dos la citerne a explosé, les deux autres étaient toujours dedans, peut-être déjà morts, ont brûlé avec le camion.
Les villageois l’ont accueilli comme un miraculé, soigné dans un dispensaire. J’avais reçu l’appel d’un de nos amis à Bamako et transféré de l’argent à son infirmier togolais. Sur le front d’Adama, aujourd’hui, seule persiste une petite marque.
On comprend l’étrangeté, ou même l’absurdité géographique et sociale de Conakry, en observant une vue satellitaire : une pointe étroite et dure dans l’océan, longue d’une quarantaine de kilomètres et large de cinq avant de rétrécir, rattachée en son fond aux collines de l’arrière-pays et bordée, de part et d’autre, par des méandres touffus, serpents de boue et mangroves qui font penser à l’Amazone. Quand on y vit, il est très difficile d’en sortir, on doit remonter les faubourgs loin vers l’intérieur, presque jusqu’à la base montagneuse, avant de passer les carrefours étranglés desquels on pourra enfin bifurquer.
Les ordures ne remontent pas si haut, elles terminent dans l’océan qui renvoie le plus visible sur les plages. On joue au foot sur les plages colorées par les matières plastiques et textiles déchiquetées, mais le phénomène le plus singulier, sur les plages de Conakry, sont les jeunes qui viennent s’érailler la voix devant les vagues. Certains sont des rappeurs qui font vraiment des gammes, s’échauffent et font tourner leurs textes. D’autres viennent seulement hurler leur désespoir. Ils se tiennent à distance respectable les uns des autres, debout. Ils ne se donnent pas en spectacle, ils tournent le dos à la ville, nous ignorent lorsque nous passons derrière eux. Et l’on ne se moque pas de tous ces crieurs, il semble admis que cette ville entourée d’eau sale et de mangrove provoque un sentiment d’enfermement tel qu’on soit obligé d’aller le hurler à l’horizon, les quartiers intérieurs sont si denses et les emplois y sont si rares que des générations entières de diplômés ont cessé d’espérer plus que des stages non rémunérés. Il y a les ragga qui descendent dans les rauques, ceux qui montent jusqu’à pousser de petits cris perçants, ceux qui hululent, ceux qui font le loup ou la hyène, ceux qui donnent tout leur coffre comme si un chemin de son épais finirait par les aspirer vers le Brésil ou l’Amérique. Le week-end quand on lit sur la terrasse, au début on éclate de rire, on est saisi par l’installation sonore, de la rumeur qui monte comme du parc d’un hôpital psychiatrique j’essaie d’isoler la voix du rappeur talentueux que j’ai rencontré et dont le spot est aussi juste derrière notre mur, mais assez vite elle emporte toute concentration et nous nous réfugions dans la maison, vitres fermées !
Guidés par des Peuls du Fouta, nous marchons comme sur un sol lunaire, en essayant de ne pas soulever des nuages, dans la cendre blanche et profonde des champs nouvellement brûlés. Chaque jour nous partons à la recherche d’une cascade. Adama comprend à peu près la langue du Fouta ; son peul est du Macina, ils s’amusent de leurs faux-amis.
Rien, je crois, ne m’intéresse plus que l’isolement, quand il signifie protection —nostalgie d’une journée placée dans l’antiquité, loin et protégée sous le temps. Mes premiers baisers birmans, isolés dans une chambre par un orage cyclonique, encore isolés dans la salle de bain, sous l’eau chaude, nous occupions le dernier étage d’un immeuble fragile et la baignoire, le carrelage contre lequel nous nous battions pour nous y plaquer le dos, vibraient du tonnerre autour du bâtiment.
L’IRM, quand le produit injecté dans le bras donne une sensation de fraîcheur en atteignant le cerveau : le sentiment d’être dans un nid et les variations rythmiques fantastiques du tambour.
En plongée avec le même amour birman, quand on regarde la surface s’éloigner et qu’on se sent protégé d’être si loin, à dix-huit mètres de fond ; que le regard de l’aimé est toujours là, ses fins sourcils à travers le masque.
Le triple isolement que j’opère aujourd’hui avec Jawad, apatride rohingya —musulman de l’Arakan (Ouest du Myanmar) réfugié au Bangladesh à cause des persécutions commises sur son peuple par les bouddhistes arakanais. Au Bangladesh, sa présence est illégale, hors des camps de réfugiés. Quand nous voyageons ensemble, personne ne sait qu’il n’est pas bangladais. Aux check-points, je montre mes papiers, il n’est pas obligé de le faire.
J’obtiens, par une chaîne de relations patiemment construite, la permission de circuler dans une zone tribale bouddhiste désormais interdite aux étrangers. Jawad, passé avec moi, se retrouve dans une région dont la problématique est en miroir avec la sienne : j’ai fait passer un Rohingya persécuté au Myanmar par la majorité bouddhiste, dans une zone tribale du Bangladesh interdite parce que la minorité bouddhiste y est persécutée par la majorité musulmane bengalie, et tente de résister par une insurrection armée. Mon Rohingya musulman minoritaire au Myanmar, clandestin au Bangladesh, est pris ici pour un Bengali majoritaire —et moi qui n’en ai pas le droit, je passe mes journées en territoire « insurrectionnel » : avec des Bouddhistes devenus nos amis, ces mêmes bouddhistes qui de l’autre côté de la frontière sont la cause de l’exil de Jawad —qui en miroir comprend ici leur résistance.
Moi qui l’ai emmené par la main jusqu’ici, je ne suis pas le plus étranger, le plus clandestin. Comme à moins dix-huit mètres avec mon chéri birman, nous avons traversé deux ou trois fois un écran, une barrière, semblable à celle de la surface. Se tenir ensemble de l’autre côté de ces changements d’états est une façon de vivre pleinement nos impossibles, de réduire au maximum les distances entre nous. Car s’ajoute encore à la succession d’écrans traversés la fine enveloppe d’une bulle dans laquelle nous nous tenons, et que l’on ne peut savoir de l’extérieur : Jawad n’est pas efféminé, cela ne se voit pas, on dirait un mâle, mais il se pense un vagin —il n’en a jamais parlé mais j’en tiens compte, depuis que je l’ai deviné, pour le faire jouir.
Alors quand avec Adama nos pieds entrent dans la poudre de cendre, je pense à l’isolement particulier de nos retrouvailles l’an dernier au même endroit, au pic de l’épidémie d’Ebola. L’écran déployé autour de nous par la maladie fonctionnait presque, pour moi, comme un bouclier de protection.
On prenait notre température à l’entrée des magasins, des écoles, des bureaux. Les Guinéens avaient cessé de se serrer la main ; certains oubliaient, j’oubliais souvent. On se les désinfectait vingt fois par jour à l’eau de Javel, des fontaines étaient placées devant les boutiques, les restaurants. J’ai serré la main de gens qui avaient une forte fièvre, je me trouvais un peu stupide mais me disais que la raison en était sans doute un retour de paludisme. On recommandait aussi de ne plus fréquenter les marchés, je me souviens du contact d’une épaule, dans la foule, vraiment chaude contre mon bras, cette fois la peur m’avait envahi mais je ne pouvais m’empêcher d’être fasciné par l’importance que prenait la peau, par l’attention que l’on donnait à quelques centimètres carrés de peau.
Nous avons assisté à l’arrivée d’un malade, devant l’entrée d’un centre de traitement d’Ebola, en province. Cela se passait derrière une double clôture. Un garde était positionné entre les deux parois grillagées. De l’ambulance sont descendus deux infirmiers gantés, masqués et cagoulés ; ils ont accompagné le patient jusqu’à l’entrée en pulvérisant de spray la portière de la voiture, leurs pieds, leurs pas.
Le lendemain matin, au petit-déjeuner, la Congolaise avec qui nous discutions avait été envoyée pour créer le parcours sanitaire, dans les couloirs de l’hôpital, pour qu’aucun contact n’ait eu lieu avec une personne fiévreuse avant de l’avoir faite bifurquer du côté des non-Ebola, et c’est elle qui avait orienté le patient que nous avions vu arriver derrière la double clôture, dans le doute et par mesure de précaution, vers le couloir où le protocole masqué se mettait en place. Les objets posés sur la table devant elle, entre nous, prenaient une importance troublante : la salière, le thermos, la corbeille de pain. Nous étions soudain plus proches du malade suspecté ce matin qu’hier quand il était à trente mètres de nous au-delà du double cordon barbelé.
Adama est marié et vient d’avoir son quatrième enfant. Depuis ses balbutiements alphabétiques sur le Nokia d’il y a quatorze ans, il n’a pas eu le loisir d’aller plus loin. Et c’est seulement en Guinée, parce qu’une voisine un peu allumeuse s’est mise à lui en envoyer, qu’il a rédigé ses premiers SMS, tout seul.
« Petite Mariame » a un humour vif et cinglant, une expression française brillante ; elle ne s’est jamais moquée, elle a compris le petit exploit qu’était pour Adama le déchiffrage des messages qu’il recevait, puis la rédaction des réponses. Quand Adama repart pour le Mali, je vais la voir pour qu’on traduise ensemble.
La première et la dernière nuit d’un séjour, c’est une sorte de tradition entre nous depuis le Mali, Adama me donne un massage. Ebola n’avait pas empêché nos amis d’aller en boîte, Adama les avait accompagnés un soir, ils avaient dansé contre des inconnues.
Nous étions rentrés derrière les lourds rideaux cadenassés de la maison à Conakry. Avant l’aube le lendemain, nous allions nous séparer pour une année. On entendait la mer cogner, la clim des enfants à l’étage du dessus. Les mains d’Adama étaient très chaudes, son front était brûlant. Je mettais sa fièvre sur le compte de la nuit en boîte, de la clim ou des ventilateurs sur la sueur. Encore une fois, il était déraisonnable de laisser ces mains poser leur brume en appuyant sur tout mon corps. Sans oser le lui dire, j’étais effrayé, je blaguais seulement en lui faisant promettre d’aller se faire dépister si la fièvre persistait à Bamako —et déjà il aurait été trop tard pour sa femme et ses enfants, et pour les passagers du taxi-brousse contre lesquels il aurait été collé pendant leurs vingt-quatre heures de trajet.
J’avais peur mais j’aimais habiter cette bulle de retrouvailles : ces espaces construits avec peu d’argent, beaucoup de temps, d’allers retours sur la planète, sont les seuls que j’aurais habités. Même cette pellicule de moiteur effrayante au creux des mains d’Adama aura tenu le rôle de mur à cette patiente construction suspendue entre nos nuits ; ma seule maison.
Si Petite Mariame en rit toujours, elle met du respect dans sa voix —peut-être un brin de désir pour Adama—, et je lui en suis reconnaissant :
« Onbugumempa » (On bouge même pas)
« Rutu bulk » (Route bloquée)
« Oneprsakuda » (On est presque à Kindia)
« Oneakunda » (On est à Kindia)
« Goculaavoturorduneprtukelmama » (Je suis à votre ordre à n’importe quel moment)
« Oneamamu » (On est à Mamou)
« One pry tus 8 » (On a prié tout de suite)
« Onearuveomalu » (On est arrivé au Mali)
« Oneapulnrutu » (On est en pleine route)
« Goci anrt » (Je suis arrivé)
« Alamego » (À la maison)