ENCENS, MYRRHE ET CARDAMOME
Par Jean-Claude Perrier
Livres Hebdo no. 971
25 octobre 2013
Plus qu’un récit de voyage, un voyage intime à travers le propre parcours d’Antonin Potoski.
Tout gosse, le «petit homo lorrain» rêvait déjà de lointains en découvrant des récits sur l’Egypte antique, et s’imaginait entrant lui-même dans cette histoire, travesti en Cléopâtre. Une façon de mener une vie plus épicée – Antonin Potoski confie d’ailleurs à un moment raffoler du piment, au péril de son estomac – que celle qu’on lui destinait. A sa manière, si particulière, il a exaucé son rêve, puisque, devenu écrivain, il passe sa vie hors de son pays, pour de longs séjours, professionnels ou privés, dans des contrées qui lui sont chères ou qui le requièrent : l’Ethiopie, le Sahel, ce qu’il appelle le «Pays de Myrrhe», quelque part dans la péninsule arabique, et surtout ce «Pays de Cardamome», où se situe l’essentiel de Nager sur la frontière. Quelque part aux confins du West Bengal indien et du Bangladesh, face à l’ancienne Birmanie devenue Myanmar.
Partout, Potoski a pérégriné, croisé des silhouettes, comme ce «petit pédé» bangladais musulman dont la liberté d’allure, dans cet univers masculin corseté et intégriste, l’a étonné ; vécu des rencontres, comme avec Bakaï, le jeune berger peul à la peau très sombre ; ou même trouvé l’amour, comme avec Krishna, le jeune coiffeur-magicien bengali hindou, son compagnon de route et d’aventures. C’est avec Krishna, notamment, que l’écrivain a partagé la vie des habitants de l’Arakan, une zone frontalière entre le Myanmar et le Bangladesh où, en 2012, des extrémistes bouddhistes (religion majoritaire dans le pays) s’en sont pris aux Arakanais musulmans, que les Bangladais voisins, pourtant musulmans eux aussi, ont refusé d’accueillir sur leur sol. Dans des chapitres vibrants d’empathie pour les victimes, le voyageur se fait géopolitologue de terrain, expliquant les tenants et aboutissants des conflits interconfessionnels qui empoisonnent son Pays de Cardamome depuis toujours. Il revient aussi sur le rôle plus qu’ambigu, joué, dans ce drame, par Aung San Suu Kyi, à qui ses ambitions politiques (la Dame brigue la présidence du Myanmar) ont dicté sa prudence : pas question de s’aliéner tout le pays bouddhiste pour une minorité remuante de 800 000 musulmans.
D’autres chapitres sont beaucoup plus personnels, à la fois dénudés et très pudiques : réminiscences d’une enfance apparemment tranquille mais pas forcément heureuse, eu égard à sa différence sexuelle, amours exotiques, maladies et souffrances physiques, tribulations au cours d’expéditions hasardeuses. Nager sur la frontière, porté par un style superbe, est un livre assez inclassable, où tout se situe dans un entre-deux poétique : le temps, les pays, les mondes, les sexes n’y sont pas toujours identifiés. Ce qui compte par-dessus tout, c’est, comme disait Gide, «d’assumer le plus possible d’humanité».