UNIVERSITY
OF
DISTANCE

UN PARFUM

Ces deux chapitres font partie d’un ensemble de textes inédits.
Antonin Potoski, 2020

 

 

5.

SON PARADIS

 

Enew vient de confirmer ce que je présumais de l’hygiène des chrétiens orthodoxes d’Éthiopie. Dans la petite ville où son entreprise de construction se développe, il doit sortir de sa chambre pour aller aux toilettes séparées de la maison. Il longe alors une palissade, sous le regard des voisins. Lorsque j’ai enfin cette discussion avec Enew à propos des matières fécales que les Éthiopiens gardent sur eux en permanence, et de l’absence d’un récipient disposant un peu d’eau à proximité des latrines comme ailleurs en Afrique, Enew dit qu’il aime en emporter avec lui dans un bidon de Highland, la marque d’eau minérale par laquelle on désigne toutes les bouteilles en plastique, et qu’un jour les voisins se sont moqués de lui en criant : « Tu es devenu musulman ou quoi ? »

Les Chrétiens tiennent vraiment à leur crasse. Ce titre du Monde, presque au même moment, fait écho à l’anecdote d’Enew : l’Éthiopie, dernier pays du monde pour l’accès aux toilettes.

 

Le 2 avril 2018, je suis en voiture dans Addis Abéba lorsque le nouveau premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, prononce son discours d’investiture devant le parlement. Le discours est retransmis à la radio et Tigistu, au volant, semble émerveillé. Le ton est entièrement nouveau, jamais un responsable politique de ce pays n’avait ainsi parlé d’amour, de pardon, de fraternité ; sont évoqués la paix avec l’Érythrée, le retour d’opposants politiques. Plusieurs fois Abiy Ahmed a recours au mot « cœur », « du fond du cœur ».

Toutes les voitures autour de nous sont branchées sur les mêmes paroles, les visages par les fenêtres portent la marque d’un moment historique. Pour sortir de la crise posée par la contestation Oromo, de longs mois sous le régime de l’état d’urgence pendant lesquels la défiance a gagné les peuples Amhara, Afar, ou Somali, l’EPRDF, le parti au pouvoir depuis 1991 et dominé par l’élite tigréenne, a eu le courage de nommer parmi ses membres un responsable d’origine oromo. Dans l’histoire de l’Éthiopie moderne, aucun Oromo n’avait encore incarné le pouvoir. Né de parents musulmans, Abiy Ahmed, comme nombre de ses alliés politiques, est converti à un protestantisme évangélique ; il est un fidèle investi de la Full Gospel Believers, une importante église pentecôtiste éthiopienne.

Il fallait sans doute qu’advienne ce virage : à force de s’accrocher à leur saleté, à leur dureté, les gens des plateaux auront ouvert un boulevard aux nouvelles églises. Voici monter vers la forteresse un ton nouveau, voici monter par les ravins, indissociable de l’escroquerie évangéliste, le vent doux qui m’avait ravi en Ouganda.

 

J’aurais construit, déconstruit, et reconstruit ce livre entre deux journées historiques pour l’Éthiopie : la mort d’un premier ministre et l’investiture d’un autre.

Blessé à la cheville, on m’a fabriqué à Bangkok un atèle en résine, et je suis descendu dans le Sud à demi musulman avec mes cahiers éthiopiens. J’ai trouvé une chambre spacieuse donnant sur un port commercial. Nous avons déplacé une table du réfectoire et l’avons installée, recouverte d’une nappe en nylon blanc, le long des portes vitrées donnant sur le balcon. Sous mes yeux, de grands chalutiers recevaient leur plein d’essence, et des travailleurs s’envoyaient des fûts vides en plastique bleu, les débarquaient pour en faire des pyramides sur le quai. Ils résonnaient d’un son rond et profond en s’entrechoquant.

Une soufflerie m’a empêché d’écrire. Était-ce un compresseur pour le carburant ? Un peu comme celui qu’aurait produit un Kärcher, ce souffle était continu, nuit et jour. J’ai commencé à déserter ma chambre.

En boitant, j’ai fini par faire étape, plusieurs soirs de suite, à la tombée de la nuit, sur l’étroite terrasse surélevée d’un petit bar où une joyeuse équipe de prostituées guettaient d’éventuels clients. Il y avait par exemple «  Number 5 », un retraité de type européen qu’elles saluaient lorsqu’il passait à pied, et qui portait souvent un T-shirt imprimé du numéro 5. L’établissement était orienté hétéro, le patron était gay. J’allais en moto avec lui payer de grandes quantités de fruits de mer tout juste grillés, pour qu’avec ses employées nous les partagions devant le bar où presque aucun client ne se présentait, en tout cas à ces heures-là.

Après mon accident sur les hauts-plateaux, je m’observais revivre. L’air chaud, la tendresse générale fonctionnaient comme un baume. Les filles étaient drôles, l’humour qui a commencé de nous lier passait autant par le thaï que par l’anglais. J’ai goûté les œufs de limule, cette sorte d’araignée marine dotée d’une carapace si large qu’on pourrait en faire un casque ou un bouclier : quand la limule est cuite, on la retourne et on détache les œufs en passant les doigts derrière les pattes, à l’intérieur de la carapace ; on en ressort une sorte d’omelette farineuse, un peu fade mais en quantité. Un de ces soirs, le vol MH370, qui aurait dû atteindre Pékin depuis Kuala Lumpur, est passé au-dessus de nos têtes dans son étrange virage avant de couper les communications et de se fondre à la nuit dans le Sud de l’Océan Indien.

Deux des filles étaient amies de longue date. À tour de rôle, elles ont pris l’habitude de me raccompagner en scooter. May disait de Mod, la plus jolie, qu’elle connaissait toutes les chambres de la ville, et elles se sont amusées à essayer de me décrire ma propre chambre en fonction des maigres indications que j’avais données : c’était juste, et quand Mod est venue vérifier, elle a bien reconnu la chambre donnant sur le port.

Les deux amies ne se levaient pas au-delà de midi ; elles n’étaient pas tombées dans le piège de la nuit qui voit les prostituées émerger au crépuscule. May avait deux enfants que leur grand-mère amenait à l’école le matin. En milieu de journée, May et Mod s’entraînaient au badminton, dans la salle où elles m’ont donné rendez-vous.

C’était un vaisseau, un de ces points de transit qui ont marqué ma progression à la surface du monde. Les scooters étaient garés en plein cœur du marché, où les échoppes d’objets ménagers, les étalages de légumes, de poissons, de viandes  et de fleurs occupaient le rez-de-chaussée ouvert de plusieurs petits immeubles. Sur le côté d’un de ces bâtiments, un escalier de béton permettait de rejoindre les étages supérieurs. Au moment où l’on s’attendait à trouver un toit-terrasse, on entrait dans un gymnase flambant neuf doté de trois cours de badminton. Il avait les proportions d’une serre agricole ; le plafonnier était un dôme de tôle gris-clair, tramé de néons éteints. Nous étions les premiers, l’espace était plongé dans une pénombre délicieuse. Quand nous avons payé notre cours, les tubes de néons parallèles qui le surplombaient se sont allumés, des chansons dance américaines ont été lancées, avec d’excellentes basses. L’ensemble était euphorisant, le cours du milieu, où nous jouions, noyé de lumière blanche, le reste encore dans l’obscurité, les deux amies putes, mon pied que je ne pouvais pas brutaliser, la petite ville et le marché dans un monde en-dessous, et vers l’Ouest, relié à la scène par mes cahiers étalés sur cette nappe inutile devant le port, celui où j’avais dérapé sur un pan de gravillons, celui où l’or du soleil disparaissant détachait des formes en dents de requin.

Mes éditeurs souhaitaient que je produise un roman ; un livre que l’on pourrait présenter ailleurs qu’au rayon « écrivains-voyageurs ». C’est là, dans cette grange posée sur les toits du marché, alors qu’arrivaient d’autres usagers et que les néons en batterie s’allumaient comme des propulseurs, qu’est né Son paradis : le titre, l’idée du roman. Je rencontrais cet hétérosexuel, Dagim, sur les hauts-plateaux. Le roman tentait de saisir l’espace mental où son esprit disparaissait quand, sur une fille, tel qu’il le prétendait, son corps entrait en pilotage automatique au point d’oublier qu’il y avait un commencement et une fin à l’acte sexuel. Il quittait la situation réelle, la copine, le lit, la pièce. Ensuite, il me décrivait dans son anglais cassé ces lieux où il espérait que je le rejoindrais un jour, où nous serions parfaitement isolés, il parvenait à m’y faire croire parce que sa performance était pour moi un magnifique fantasme : son paradis.

La topographie de son extase croisait celle du pays qui nous portait, au son des chansons tigréennes qui en fait étaient, comme Dagim, érythréennes. Ce tout premier point d’entrée, la salle de badminton flottant sur un marché d’Asie du Sud, j’aurais omis de l’écrire si une autre salle de sport n’avait refermé ce livre : ma salle de gym à Rangoun, où je passe une heure et demie chaque après-midi de mes séjours en ville.

C’est un ancien temple bouddhiste où sont disposées, sous une hauteur de plafond fantastique, des machines de musculation vétustes mais fonctionnelles. Les murs sont d’un vert amande sale, gratté et cloqué par endroits. Les dossiers, les selles, les coussins sur lesquels on s’appuie ont des mousses fatiguées et puantes de sueurs jamais séchées ; les revêtements en skaï se décollent.

J’aime cette salle parce qu’elle n’est pas climatisée, aucun souffle de mort ne vient heurter nos peaux dégoulinantes. L’ambiance y est plus fraternelle que dans les endroits « de riches ». Les fenêtres ont des barreaux de bois, et ouvrent sur le feu des saisons chaudes, ou sur la barrière liquide des pluies qui durent six mois par an. Pendant les orages, les embruns nous atteignent sur les machines. Au centre, entre les pièces des filles et celles des garçons, un puits de lumière révèle la structure du toit, monté comme un clocher. Ce passage dans la lumière au cœur du bâtiment, où sont stockées les bombonnes d’eau, est imprégné par l’odeur des pigeons qui habitent là quand les body-builders désertent.

Les coaches, que l’on appelle « Seya » en birman, « Maître », connectent leurs téléphones aux enceintes et jouent du hard-rock ou de la soupe locale, et des compilations d’electro-dance assez vulgaires, avec des fondus-enchaînés entre les morceaux qui empêchent d’en identifier clairement le début et la fin.

Le jour où ce livre s’est refermé, j’avais rêvé de parfum ; la compil qui tournait avait été jouée les jours précédents, mais nous n’avions pas atteint ce passage de pure euphorie : c’était entre deux morceaux, un fondu un peu maladroit, un miracle. Un petit air de flûte sans doute joué au synthé courrait sur la fin d’une chanson bête. Le rythme était marqué par un claquement sec, c’était tout beau tout triste comme un retour à la paix. Après quelques secondes, une boucle synthétique fraîche, joyeuse, montait généreusement et recouvrait l’ensemble, c’était immédiatement le paradis, on était transporté dans les herbes sèches. Après l’avoir transféré sur mon téléphone, j’ai compté cinquante-sept secondes seulement ; le thème n’est joué que six fois, mais il est addictif parce qu’une fois lancé on ne peut plus dire si la note qui tombe sur le beat est la dernière ou la première. Et avant chaque coup, avant chacune de ces premières ou dernières notes, un silence très bref était ménagé, comme une prise de respiration d’un dixième de seconde.

La séance de sport se terminait, je me dirigeais vers l’un des deux moniteurs pour qu’il m’étire les muscles. Cette transition entre deux morceaux vulgaires était si convaincante qu’elle donnait raison au parfum créé dans mon sommeil. En cinquante-sept secondes j’ai eu le temps de me voir arriver, avancer sur un sentier entouré de hautes herbes, sentir la ferme approcher, la fin du voyage, le plus bel endroit, les ronces vont s’ouvrir, juste au-delà de la silhouette qui me précède. Mon esprit a eu le temps de penser cette idée : à la quatrième boucle, il a coupé le son, il a mis une voix charmante fredonnant le même air dans la brousse, dans un froissement de paille ; au moment de retomber sur la dernière / première note, le synthé reprenait, et c’était fini, la compil continuait sur une chanson sans intérêt.

 

Je m’étais remis à faire ce test avec les gens que je croisais : je prenais une personne et lui demandais de me citer seize mots, des choses qui traversaient son esprit ou des choses qu’il voyait, le plus rapidement possible et en réfléchissant le moins possible. Je notais cette liste de seize mots. Pour Cyril, par exemple, l’ami professeur de français et spécialiste d’Albert Cossery : Mer, Courir, Lire, Cossery, Copie, Réfrigérateur, Ordinateur, Enfant, Londres, Genève, Bangkok, Dormir, Partir, Gentiment, Sereinement, Portrait.

Pour Franck, l’ami spécialiste de la santé : Ville, Ciel, Livre, Travail, Mer, Arbre, Chat, Vin, Moyen-Âge, Brassens, Rome, Van Gogh, Japon, Noisette, Fer à repasser, Chimie.

Aux étapes suivantes, la personne devait réfléchir, prendre son temps, pour me donner lorsque je lui présentais deux des mots de sa première liste, un mot unique qui les représente associés. Je relie sur une feuille de papier le premier et le huitième mot, le deuxième et le neuvième, et ainsi de suite.

De seize mot, nous passions à huit mots. Aux étapes suivantes, nous passions de huit à quatre, puis de quatre à deux mots. Les mots de la première liste n’étaient pas réfléchis. Ceux des listes suivantes étaient passés par le filtre de l’esprit. Du général, de mots glanés à l’extérieur, on se rapprochait de l’identité du joueur. C’était plus un jeu littéraire qu’un test psychologique. Chez Cyril, la colonne de huit mots, c’est à dire les associations de 8 x 2 mots pris au hasard dans la première liste, donnait : Antithèse, Se rafraîchir, Potoski, Mythe, Fantasme, Tranquillité, Paix, Bonheur. La colonne de quatre mots donnait : Paradoxe, Terrasse, Équilibre, Éternité. Et ses deux derniers mots étaient Littérature et Instant.

Chez Franck, la colonne de huit mots donnait : Orsenna, Estampe, Ronron, Migraine, Samouraï, Rêve, Marbre, Bleu nuit. La colonne de quatre mots donnait : Guerre, Câlin, Chaleur, Dormir. Ses deux derniers mots étaient : Mort et Jouir.

Il est rare que ce jeu ne fonctionne pas ; leurs derniers mots leur ressemblent infiniment.

J’y ai joué il y a très longtemps, à l’époque où je vivais au Sahel. Nous n’avions pas gardé la feuille où étaient notées mes listes de seize, de huit et de quatre mots, et je n’ai pas mémorisé mes associations. J’ai seulement gardé mes deux derniers mots, dont l’acuité me porte indéfectiblement : Sueur et Satisfaction.

 

 

 

 

6.

SUEUR ET SATISFACTION

 

J’ai rêvé de parfum cette nuit. J’étais contacté par le fondateur d’une maison parisienne ; nous n’étions pas en France, nous étions en Afrique du Sud sur une colline sèche. Je reconnaissais Étienne de Swardt, dont le bureau est rue des Archives, juste en face de la salle de sport d’un petit hôtel où je me suis entraîné par intermittence pendant trois ans. Son regard bleu transperçait tout. Il était assis sur une roche, un arbuste nous donnait un semblant d’ombre, il ne faisait pas chaud. Nous n’étions pas complètement isolés, sans la voir je savais dans le rêve la présence d’une ville en contrebas. J’étais surpris par cet air de faux pédé que lui donnait son jeans, par la façon dont ses cuisses étaient moulées, surtout dans cette position sur le rocher. J’étais un peu gêné par le côté clinquant, un peu trop à l’aise, je me disais : « Est-ce que ça me ressemble vraiment de commencer une amitié avec un winner comme ça ? »

Ce visage, bellâtre malgré lui, une fois qu’on en avait apprivoisé les traits, était en fait celui d’une gentillesse profonde, et c’est cette gentillesse qui a porté toute la suite du rêve. Étienne de Swardt voulait comprendre ce que serait mon parfum de voyageur : vingt ans de mouvement, aucune interruption, aucun pied à terre, et pourtant dans les livres, une valorisation de l’arrivée, de la zone protégée, de ces bulles d’isolement qu’à plusieurs on parvient à faire exister.

Le concept, énoncé à deux voix dans le rêve, était d’une clarté qui perdure encore tandis que j’essaie d’en rendre compte. C’est le parfum des quarante ans, quand on est enfin en paix avec le monde. Peu importe l’âge ; le sentiment qu’il exprime, je le connais depuis toujours, il a ponctué ma vie de voyageur, et je suis certain qu’il ponctue toute les vies : on a beaucoup marché, on a beaucoup travaillé, on sent approcher une trêve, on a rencontré quelqu’un, on le suit ou on la suit, et c’est là, dans ce plan, dans cette lumière juste derrière ou plutôt juste devant cette personne qui nous précède. Nous sommes encore dans les broussailles, l’arrivée est encore cachée mais elle est imminente, on la sent monter par tout ce qui nous entoure, sa lumière va nous avaler. C’est le parfum du paysage qui s’embrase quand deux regards convergent, il reste encore quelques pas, on a déjà des petits soleils à la place du cœur. « C’est si beau où tu m’emmènes ! » Je n’ai jamais élu domicile, j’habite réellement le voyage, mais je connais régulièrement cette imminence d’un lieu protégé, quand l’amour pour l’être qui me précède est transféré au paysage entier et porte nos derniers pas vers l’arrivée, et je pourrais dire que ce sentiment, l’approche d’une trêve, forcément amoureux, forcément partagé, est ma motivation de voyageur.

Depuis ce rocher d’Afrique du Sud, nos regards comme des phares attrapaient des ingrédients ; la plupart provenaient de la Corne de l’Afrique, nous faisions en pensée un voyage frais au-dessus de l’Est africain, jusqu’à la forteresse éthiopienne. Je vais essayer de retranscrire, en les complétant, les lignes d’ingrédients évoquées dans le rêve. Étienne de Swardt envoyait des lasers bleus avec ses yeux, il prenait des notes, écrivait un long texte émaillé de formules. Nous allions nous quitter pour plusieurs mois. Avant de nous revoir il chercherait, parmi les nez qu’il estime, celui ou celle qui serait le meilleur interprète de notre parfum.

 

À mon réveil à Rangoun, je suis heureux du parfum comme d’une réalité. Je n’ai même pas à lui chercher de nom ; s’il existait un jour, il s’appellerait Sueur et Satisfaction, et c’est comme ça que je nomme le fichier de 57 secondes, une fois découpé de la mauvaise compil après la séance de gym.

Toute la journée je repense à la gentillesse de ce visage, à cette amitié ressentie mais virtuelle, alors que j’ai la certitude troublante d’avoir été compris dans mon ensemble, de la même façon qu’un livre tente toujours de contenir l’ensemble de ce que je suis.

 

La question d’Adama replie le temps, la réponse qu’il rapportera un jour de la zone djihadiste : dix-sept ans depuis l’alphabet au bord du fleuve, mes décalages sud-orientaux ou est-africains, l’expérience du bonheur sous le pic d’homophobie en Ouganda, la traversée de plusieurs miroirs avec des apatrides de l’Ouest birman ; nos retrouvailles dans l’œil du cyclone Ebola.

Écrire un livre, c’est condenser, refermer, replier, faire tenir tout dans un espace restreint, comme sur une scène ou dans un cadre. Une goutte : tout cohérent. Quand je relis mes anciens livres, j’ai honte de mon écriture, j’hésite avant de les ouvrir par peur de la honte, j’avais à peine commencé à voyager, mes émotions étaient adolescentes. Mais à chaque fois je suis surpris, rassuré peut-être, de constater qu’ils renferment bien l’ensemble, et je me demande comment j’ai pu faire tenir tout ça, mon entièreté tendue dans son contenant, dans son espace : l’énergie du parfum.

 

Pendant les semaines qui suivent ce rêve, je suis sujet à ce phénomène : remontent à ma conscience, une à une, mes hontes, toutes les hontes de ma vie. Des gestes d’orgueil, des actes ou des paroles d’une naïveté ou d’une présomption, d’une bêtise à faire disparaître sous terre. Des plus grandes aux plus minables, ma mémoire s’est mise à les égrener, et cela ne semble plus s’arrêter, chaque jour il en ressort, alors je les écris : ma longue liste de hontes. Je le prends comme une manifestation de paix intérieure, et je me dis que l’affirmation du mot Satisfaction n’est peut-être pas étrangère à leur apparition, comme si elles en étaient le pendant, et que cette évocation de l’arrivée du voyageur, en parfum, n’aurait pu être honnête sans son pendant de honte.

Si la question d’Adama, dans mon esprit, tend ce livre vers le prochain, Mes hontes constitueraient le corps du nouveau texte. Ce serait enfin mon livre français, un livre-retour sur mon pays, à commencer par le terrible naufrage en Méditerranée où je me suis vu hélitreuiller, à quinze ans, par des hommes-grenouilles de l’armée française.

Tant qu’un livre est en cours d’écriture, l’identité, les couleurs du suivant me sont masquées comme par un dernier relief à franchir. Je suis étonné que ce soit à ce point infaillible : quand l’écriture se termine, quand je touche à la fin du livre en cours, le suivant surgit, un nouveau paysage se superpose à tous mes paysages de voyageur. Celui-ci aura mûri six ans, six ans la suite m’aura été masquée ; je viens de passer le col, une nouvelle chaîne de montagnes se révèle.

 

J’écris toujours entre deux parfums. En ce moment, c’est tout ce que j’ai à Rangoun, sur le dos de ma main gauche, une eau nommée « Rien ». Sur le dos de ma main droite, une eau de la même maison qui s’appelle « Roland Mouret / Une Amourette ». Quand je me lève pour tourner un peu dans la pièce, je colle mon nez au bouchon d’un parfum omanais nommé « Silver ».

« Rien » et « Une Amourette » sont produites par Étienne de Swardt. En les respirant, j’apprivoise mon rêve.

Je commence toujours par « Une Amourette ». C’est une résine qui ne sent pas la nature : elle me rappelle sûrement l’odeur d’un plastique transparent en rouleau dont on recouvrait les livres de classe. Je n’ai aucune formation en matière de parfumerie, je ne connais pas son langage, j’ai seulement des intuitions. Je lis que cette eau contient de l’absolu de vanille. Je déteste la vanille en parfumerie, je déteste ce qui sucre ou arrondit les odeurs. Ici sa présence est peut-être le secret de cette odeur plastifiée, combinée avec celle d’une liqueur ; la fleur de néroli également annoncée aurait trempé dans l’alcool. L’ensemble une fois séché est un peu moins sucré qu’on l’aurait craint, je me vois quand-même au pied d’un conifère, dans une fausse nuit quelque part en Europe, une nuit de dessin, et l’arbre artificiel exhale une addictive vapeur d’alcool.

« Rien », de l’autre côté, m’a toujours fait penser à une brousse un peu cocotte : le cumin et le poivre sont fauves, le ciste ou le styrax pyrogéné ont une odeur de brûlé, la rose est un peu décalée. En parfumerie on parle de cuirs mais je préfère y voir une brousse qui aurait été léchée par le feu : ça sent le roussi. Les tiges brûlées craquent sous les pieds, les grandes plaques de roche ont été épargnées. Ce parfum a quelque chose d’orangé, pas dans l’odeur, mais dans la couleur mentale, quelque chose de roux comme le rocher et l’heure de notre rencontre en Afrique du Sud. Je ne peux plus l’en dissocier : je vois un surplomb de la rivière Orange mêlé de mauvais goût parisien !

Passer de « Une Amourette » à « Rien » est séduisant, la présence décalée de la rose est vivifiante. Mais revenir à la résine liquoreuse est reposant ; après le passage par l’odeur de renard sur ma main gauche, elle semble vivifiée, comme si le néroli brillait un peu dans la nuit. Le parcours dans cette forêt de dessinateur est encore long, dans une matité sans reflets, jusqu’au dernier mystère cerise ou fruit sec.

Quand je me lève, je retourne à la poudre de « Silver » ; j’ai choisi ce parfum par défaut, parce qu’il est le plus sec de cette maison omanaise, même si perdure, tragiquement, une impression sucrée sur la peau. On pourrait le trouver absolument banal, comme un bon savon ou une bonne lessive, mais il me plaît pour son côté excessivement poudré et pourtant frais : une poudre rafraîchie par la prune et la mandarine, avec peut-être en fond la pointe d’amertume du vétiver.

Je rêve d’une poudre sèche et fraîche, mais sans fruits, sans fleurs, sans ces ingrédients vivants qui se détériorent et tournent au sucre. La lavande n’est pas annoncée dans « Silver » mais elle semble y figurer en creux, en tout cas ce parfum l’appelle et j’ajoute souvent une goutte d’essence de lavande quand je le porte.

 

On est arrivé. Tu es arrivé. Le voyage continuera jusqu’à la mort, mais au moins il se suspend ici. Le bonheur te fait flotter légèrement au-dessus du sol. Voici votre chambre de terre, et les falaises derrière à explorer dans toutes leurs failles jusqu’à la nuit.

Je sais que cela n’a pas beaucoup de sens pour un parfumeur, mais j’ai classé les ingrédients de mon rêve en trois groupes. Le premier, pour la sécheresse et la blancheur, la minéralité. Ces indications, évidemment, sont littéraires ; un professionnel les traduirait par d’autres associations.

Je voudrais que la première impression soit totalement poudrée, mais sans la moindre rondeur, sans aucun sucre, comme l’argile qui resserre les pores de la peau quand on sèche au soleil après s’être baigné dans un lac, comme la poussière chauffée des cases en terre. Une odeur crayeuse.

Plutôt qu’une poudre de riz, trop asiatique, je me demande s’il ne faudrait pas explorer le tef, cette céréale unique à l’Éthiopie et à l’Érythrée dont le grain est minuscule et dont la paille est si fine qu’elle brille comme des cheveux d’anges au flanc des montagnes. La plupart des parfums qui veulent évoquer le voyage sont orientaux, d’inspiration asiatique ou moyen-orientale. Sueur et Satisfaction sera africain ; de ces Afriques méconnues et fraîches que sont la Corne et les plateaux du Sud. Dans l’imaginaire français, l’Afrique est colorée, bariolée ; la nôtre est silencieuse et austère. Et le manque d’oxygène essouffle bien agréablement lorsqu’on monte des escaliers de pierre.

Dans ce premier groupe, pour la poudre et son parfum, j’ai retenu : Poudre de tef, Écorce d’encens, Écorce de mandarine, Clou de girofle, Argile, Immortelle, Sauge, Noix de muscade.

Je ne suis pas certain que ce soit de l’écorce d’arbre à encens, mais c’est probable : en Éthiopie, on jette toujours des larmes d’encens sur des braises quand on prépare du café. Dans la cour de l’Ange, ce n’étaient pas des larmes pures mais un mélange de larmes et d’écorces rosées, sans doute moins onéreux, que sa mère faisait brûler. L’encens a trop servi dans les parfums orientaux. Cette écorce seule est un bijou à respirer, et Sueur et Satisfaction serait déjà réussi s’il évoquait la poussière sèche d’un dépôt de tef et la cour de l’Ange.

Je ne sais si l’écorce de mandarine est la bonne, mais je préfère, au fruit, à la fleur, une base déjà sèche. Le clou de girofle pour son côté métallique et asséchant, toujours efficace. L’immortelle, la sauge et la noix de muscade en points d’interrogation.

 

Le deuxième groupe vient rafraîchir la poudre, la craie, la poussière. Les ingrédients sont plus pointus, piquants, pour les baignades, pour l’eau fraîche qui nous attend derrière la chambre, qui court sur la roche claire. Le premier effet que je cherche est celui de toutes petites feuilles que nous froissions en traduisant des chansons, le soir, sur le plateau au large d’Adigrat : son nom latin est Ruta graveolens qui signifie « Rue à odeur forte ». Les yeux fermés, on penserait d’abord à une variété de menthe sauvage, mais la sève de la « Santé d’Adam », Tena Adam en Amharique, est plus complexe, à la fois plus amère et plus douce, comme si elle faisait appel à deux niveaux de l’odorat. D’un côté, elle sentirait presque l’essence, le pétrole. De l’autre, elle ferait croire à la proximité d’un figuier. L’arbuste est d’environ un demi-mètre, et les feuilles oblongues ne dépassent pas le centimètre. Les branches qui les portent sont fragiles comme des trèfles. En Éthiopie, on les trempe dans le café ou le thé, et surtout on les noie dans le lait tandis qu’il se transforme en yaourt : le goût de ce yaourt est aussi addictif que l’odeur qui persiste dans les doigts. Quelque part entre celle de l’absinthe et du cannabis, on s’en saoule, les doigts collés au nez, jusqu’au tournis. J’ai récemment pincé une fleur de cannabis : j’ai ressenti une parenté entre sa complexité mentholée et celle de la sève d’Adam. Pour ne rien omettre de l’univers olfactif des hauts-plateaux, nous devrions explorer la feuille de qat, que l’on prononce « tchat » en Éthiopie. Je n’en ai jamais consommé plus d’une pointe, effrayé à l’idée de ne plus pouvoir m’endormir. La sève est amère, elle serait une bonne alternative au vétiver. Pour ce deuxième groupe : Qat, Cannabis, Ruta graveolens, Absinthe, Anis, Écorce d’eucalyptus, Pointe de lavande.

Sur les plateaux, la lavande est plus rare que l’eucalyptus, mais je cherche moins à créer un parfum des plateaux qu’à retrouver une cohérence. Dans les récits de voyageurs du siècle dernier, Addis Ababa, littéralement la « Nouvelle Fleur », était une forêt d’eucalyptus. Aujourd’hui, la ville porte une cloche de pollution brune, bien visible lorsqu’on atterrit à l’aéroport de Bole ; la forêt est en passe d’être un souvenir, mais peut-être parce qu’on en brûle encore les souches, la première odeur qui monte au nez est toujours un subtil mélange d’eucalyptus et de kérosène. La lavande est présente, j’en ai chopé un brin dans un faubourg de la capitale. À un accord d’eucalyptus et de kérosène, elle apporterait le pointu qui réveille, le piquant des rayons de soleil en altitude. Ce n’était pas dans le rêve mais j’y crois : une poudre-kérosène, au cœur de laquelle l’eucalyptus et les écorces, verdie au milieu, brûlée sur la fin. Ruta graveolens en serait le socle, utilisée autant pour sa fraîcheur addictive que pour sa contre-odeur tirant vers l’effluve d’hydrocarbure.

 

Ce qui me déplaît avec les parfums, c’est qu’il finit toujours par en rester, dans les habits, quand les odeurs principales se sont envolées, du social : un fond de cocotte parisienne, un mélange de « bonnes » odeurs devenues vulgaires, qu’on n’a plus envie de traîner avec soi. Mes parents, parisiens établis en province, un jour s’étaient vus offrir un savon de parfumeur, bleu sombre ; j’ai toujours en tête la remarque de ma mère tellement elle était juste : « Ça sent le parisien. » D’un parfum, on voudrait qu’il ne reste qu’un peu de propre, l’équivalent du savon de Marseille en opposition à ce savon de parfumeur. On voudrait la poudre d’argile sur la peau comme après la baignade dans le lac de Limans, on voudrait peut-être l’âpreté de l’immortelle ou celle, métallique, du cou de girofle, mais rien qui ne soit sec.

 

L’idée d’être poursuivi par la société me dégoûte, quand un parfum ne me permet pas d’oublier le monde qui l’a conçu et ses termes absurdes d’élégance, de raffinement, d’audace, d’opulence, d’assurance, de sophistication. Je pense à l’air bourgeois, à la chemise blanche des nez qu’on voit parfois en photo.

Là où nous sommes arrivés, on ne connaît pas la mode. Les gens ne sont pas bien habillés : ils sont seulement habillés, et disposent de peu de change. Le chic ne nous concerne pas. Et puis nous sommes en nage, les ronces nous ont accroché, et à nos jambes se sont agrégées ces petites graines jaunes très compétentes pour adhérer aux textiles.

J’ai le même rejet pour les albums trop bien enregistrés, les « musiques du monde » quand les voix sont trop léchées : je sens trop les heures en studio, la production, le social. Je vois les musicos sur fond noir et je sens presque leurs cigarettes. Je préfère les fichiers un peu râpeux, ceux que Shazam ne reconnaît pas parce qu’ils ne sont pas à la vente sur les plateformes. Je préfère les fichiers que je peux associer au jour plutôt qu’à la nuit des studios, à une lumière blanche plutôt qu’à des spots de couleur. Le mauvais goût qui juxtapose la musique aux filtres de couleur sur la scène des concerts est celui auquel je voudrais faire échapper Sueur et Satisfaction, le même qui fait placer des couleurs arc en ciel sur les stalactites des grottes alors qu’on aimerait l’éclairage neutre d’ampoules jaunes ou de lumières de chantier, comme on aimerait que la musique, même la plus électronique, soit blanche et tachetée d’ombre comme la poussière sous un arbre en Éthiopie.

 

Le troisième groupe est celui des arrière-odeurs. Je pense évidemment à la fumée qui se dégage des grains de café au moment où on les torréfie. À l’hôtel, pour monter dans nos chambres, nous traversons souvent ce nuage de café et d’écorces brûlées, et c’est ce qui restera dans nos habits. Avant de les piler et de les faire bouillir, on approche toujours du visage des invités, en Éthiopie, les grains noircissant sur une plaque métallique. En cercle, on appelle la fumée avec les mains. Je pense ici à des odeurs qui imprègnent sans éclairer, sans être trop vivantes ni colorées. Le céleri pourrait remonter dans un autre groupe ; il est mon aliment magique, celui dont mon corps remercie toujours de l’avoir nourri, je ne pouvais pas l’oublier sous la forme sèche de ses graines. La maniguette est une gousse cultivée en Éthiopie, renfermant des baies qui peuvent être broyées comme du poivre : on l’appelle aussi poivre de Guinée, ou poivre du Paradis ! Ces odeurs sèches et piquantes seraient les dernières à tenir sur nos habits, si les autres avaient disparu. L’odeur du lendemain, quand on remet un pull parfumé la veille.

Pour ce troisième groupe : Café, Graines de céleri, Piment, Maniguette, Cire d’abeille, Myrrhe.

J’ai une réserve sur la myrrhe et la cire d’abeille. La myrrhe m’intéresse parce que sa fumée me donne l’impression d’activer une partie beaucoup plus haute de ma cavité nasale, comparée à d’autres odeurs. Je ne sais s’il est possible d’obtenir une myrrhe qui n’arrondisse pas notre création ; si son côté réglissé était inévitable, il faudrait l’éliminer. Je pense à la cire d’abeille quand elle sent la poussière sur une vieille bougie, en aucun cas elle ne devrait sucrer ni arrondir.

Ainsi flottent au vent comme un drapeau nos trois couleurs : blanc, vert, noir. Ou plutôt, un nuage de poudre, si franc, si outrancier qu’il avale le paysage, sec au lieu d’être sucré, coupé d’écorces et de sèves pointues, et sombre à la fin, léché par le feu. Aucun des bandeaux de l’assemblage tricolore n’est opaque, des volumes apparaissent lorsqu’on y colle nos visages, une chambre dans la tempête blanche, de l’eau qui glisse sur un fin tapis d’algues vertes, un rez-de-chaussée parfaitement obscur, habité sans qu’on puisse la voir par la fumée des grains de café mêlée à celle des écorces d’encens fondant sur les braises. Le bandeau noir, l’arrière-odeur de torréfaction, est pour moi indissociable de la lumière perdue et retrouvée lorsque nous traversions cette salle au bas d’un de nos hôtels. Il n’y avait pas de courant, nos chambres étaient au premier, nous saluions dans le noir avant d’atteindre notre couloir. Au bout, plein Ouest, une dernière lueur de soleil, prise dans des nuages, était difractée par le verre dépoli à motifs croisés d’une grande fenêtre. Une fois seul dans les vapeurs de café et d’encens, sans doute augmentées du fond fermenté, un peu acide de l’injera, la galette de tef, qu’on oublie sur place mais qui imprègne tout en Éthiopie, les murs et les habits, j’ai plusieurs secondes d’hébétude heureuse, le temps de mes pas entre la chambre d’Enew et la mienne, porte de droite juste avant la dissolution dans l’orangé déclinant.

 

En ligne, la courte vidéo qui annonce Sueur et Satisfaction dure 57 secondes. Plusieurs fois au cours des 57 secondes la caméra suit une silhouette, disons trois fois, dans trois lieux. Trois fois on approche ; on est presque arrivé : d’une rue au Bangladesh la silhouette tourne et entre dans une coursive, on avance encore un peu, c’est sombre, il y a des marches, vers le bas puis vers le haut, et une autre coursive sur un niveau différent avec une coloration différente, et une échelle, la trappe d’un grenier qui s’ouvre, une lumière qui va tout envahir —le plan est coupé. Le petit air de flûte a fini son tour, les laser bass l’ont remplacé. On vend de la poussière et des écorces, une poudre extrêmement sèche, piquante et poivrée sur la fin, rafraîchie au milieu par une baignade et un parterre de tiges froissées, avec une ritournelle de fête foraine ! On glisse dans l’espace étroit entre des habitations fragiles, probablement sous une cocoteraie à la fin du jour ; les cases sont éclairées de l’intérieur, par le filtre des cloisons en tresse de bambou les ampoules deviennent des constellations d’étoiles. La silhouette nous précède, nous y sommes presque, est-ce la mer qui a absorbé le soleil et nous le renvoie ainsi ? —Le plan est coupé. C’est la brousse maintenant, les euphorbes et les hautes herbes. La silhouette porte un boubou dont le col remonte en pointe dans la nuque ; on la perd, parce qu’on se baisse et on tourne sous un tunnel de ronces, on la retrouve et on est presque collé à cette nuque noire au moment de sortir dans la lumière. Peut-être qu’au montage les trois séquences ont été découpées, d’abord le début des trois sur la flûte synthétique, puis le milieu des trois sur la montée du thème, et alors seulement les trois moments où l’or de l’arrivée avale tout. Au sortir du tunnel, on n’a pas le temps d’apercevoir le dernier plateau avant la ferme, et encore moins la ferme, qui est la dernière avant la falaise, avant le vide rosé du soir ; elle ne pouvait pas être mieux placée, il ou elle ne pouvait pas nous emmener dans un plus bel endroit. Le parfum s’arrête juste avant, quand l’euphorie porte nos derniers pas. SUEUR, puis ET, puis SATISFACTION flashent l’écran. On a coupé la musique pour laisser la voix remplacer le même air sur dix notes exactement, on a même le temps d’entendre la paille froissée. Silence d’un dixième de seconde. Les laser bass reprennent, sur les trois fins surexposées.